Le 4 novembre 2007, des heures pour l’obtention des visas, la
magie de l’Inde s’enclenche.
A la policlinique, l’infirmière feuillette le carnet de
vaccination d'AJJ.
- Comme vous ne restez que 28 jours, vous n’avez pas besoin de
la vaccination contre la rage.
- Bien merci.
- La rage est toujours mortelle. A 100%. On la recommande
toujours aux voyageurs qui restent plus d’un mois, poursuit-elle
en faisant autre chose.
- Ah oui? Et pourquoi ne risque-t-on rien en moins d’un mois?
- Oh, simplement parce qu’on a moins de chances de se faire
mordre!
- Mais si je me fais mordre à la descente de l’avion?
-
Alors là, il faut tout de suite, mais tout de suite laver la plaie avec de
l’eau et du savon! Le virus de la rage, il n’aime pas le savon.
-
Et si je me fais mordre en pleine campagne?
-
Mais vous n’êtes jamais loin de l’hôtel. Vous êtes en voyage organisé bien sûr?
-
Heu, ben, non.
-
Mais vous allez dans de bons hôtels, vous avez réservé?
-
Oui les trois premières nuits. Après, on ne sait pas très bien où on peut se
trouver.
-
En tout cas, la rage est mortelle dans tous les cas. Elle tue en trois jours à
100%. Mais comme vous êtes en Inde moins d’un mois, il n’y a pas de problème
pour vous.
-
Mais je peux quand même le faire? Après tout, entre 28 jours et 32 jours…
-
Oui, bien sûr mais ça coûte 77 francs et quatre injections dont trois avant
votre départ et une dans une année.
-
Je crois que je vais le faire.
-
C’est bien, après vous êtes protégé à vie.
Elle
lui glisse une brochure éloquente où l’on voit un planisphère sur lequel tout
l’hémisphère Sud est en rouge « risque élevé d’infection rabique »
et des slogans du genre « Létalité:
100% ; la rage est toujours mortelle », « Danger
de mort », « La
rage n’est pas inéluctable »,
et un chien baveux, tous crocs déployés, babines retroussées et yeux fixes.
-
Brrr, la première piqûre, s’il vous plait, vite!
-
Et n’oubliez pas l’eau savonneuse quand même, si vous êtes griffé ou mordu par
un chat, un singe aussi!
-
Oui, oui, j’aurai toujours dans mon sac une bouteille d’eau et un bout de savon.
-
Bien, mais vous verrez, il n’arrivera rien. Donnez-moi votre bras gauche ;
vous êtes droitier?
-
Oui.
-
Alors le bras gauche. Voilààà… Pour les piqûres de moustiques, vous êtes au
courant?
-
Oui, oui.
-
Maintenant les moustiques piquent aussi de jour, dit-elle toujours
négligemment.
-
Ah oui!?
-
Oui et ils transmettent la dengue et la chikungunya.
-
Ah bon?!
-
Oui, il vous faut mettre des habits clairs, ils n’aiment pas le clair, et bien
couvrants.
-
Et, et il n’y a pas de vaccins contre ces trucs?
-
Non.
-
Bon, ben au revoir et merci beaucoup pour tous ces bons conseils ; il faut
bien mourir un jour de quelque chose.
Elle
rigole et il prend congé.
12
novembre
A
la recherche d’un peu d’écoute, AJJ parle de ses peurs à Ma.
- ça
fait des dizaines d’années que je vais en Inde, il ne m’est jamais rien arrivé.
Il suffit de faire attention.
Il
tente aussi sa chance auprès de son assistante.
-
Si on a peur de tout, on ne fait plus rien, répond-elle.
« Bon,
ben c’est vrai ça, pense-t-il, alors les diphtérie, fièvre jaune, hépatites A,
B, C, D, E, F, G, méningite, rage, tétanos, typhoïde, bilharziose, diphtérie,
dysenterie, paludisme, encéphalite japonaise, dengue, filarioses, leptospirose,
maladie de lyme, méningite à méningocoques, opisthorchioses, rickettsioses,
typhus des broussailles, typhus simple et autre giardiase n’ont qu’à aller se
faire voir! »
***
13
novembre 2007
Suite
à une crise immobilière sans précédent aux Etats-Unis, une débâcle boursière
bat son plein. AJJ appelle un client pour l’informer que son dossier vient de
perdre 4% en 10 jours. Le client est interloqué et inquiet. Pour le réconforter,
AJJ lui décrit le dessin de Chapatte, en Une du Temps de la veille.
On
y voit un homme, corde autour du cou, lestée d’une grosse pierre. Avant de se
jeter dans le vide depuis Brooklyn Bridge, il dit « J’investis dans la PIERRE. »
Le
client n’apprécie pas.
-
C’est que, voyez-vous, quand ce genre de dessin apparaît, on est en général au
creux de la vague, tente encore AJJ.
-
C’est un peu bref comme analyse, non!?
-
Euh…, oui, … accessoirement, l’économie générale ne semble pas contaminée par
la crise financière. Enfin, pas encore.
“J'investis dans la PIERRE” |
AJJ avait oublié que le pauvre gars plein d’espoir avait
ouvert son compte en avril 2000, au moment précis où les actions s’apprêtaient
à perdre la moitié de leur valeur en deux ans et demi d’une glissade infernale,
l'éclatement de la crise des high-techs. Le client avait choisi le modèle « gain en capital »
qui s’était instantanément traduit par « perte
en capital ».
L’évocation
du dessin de Chappatte n’était donc pas du meilleur goût.
-
Je vous ai amené CHF 1'100'000 il y a 7 ans et il n’y a plus que CHF 1'050'000
aujourd’hui, je ne suis pas content du tout!
-
Je, oui, euh, hem, je comprends, je me mets à votre place.
Ils
prennent rendez-vous.
-
Gael Vial mon successeur pourra-t-il participer à notre entretien?
-
Oh! Oui!! Oui, très volontiers!!
20
novembre
Allez
faire un tour sur le site d’Indian Railways pour réserver un billet!
www.indian.rail.gov.in. Cliquez sur « internet
reservation », puis sur « train
reservation », « userguide », « E-ticket »! Il faudrait en faire un print-screen pour
le jour où ça n’existera plus. Bref, il semble qu’à vouloir voyager en train,
ils n’échapperont pas aux achats sur place décrits dans Lonely Planet : « Avec la perspective d’y
consacrer une demi-journée, réserver un billet dans une gare tenait autrefois
du cauchemar. Les choses se sont heureusement améliorées, notamment grâce aux systèmes de réservation
informatisés sur Internet. » D’après ce qu’AJJ éprouve sur Internet et
qui lui donne envie de descendre une bouteille de whisky cul sec, Dieu seul
sait ce qui les attend dans les gares!
4
jours plus tard
La
patience paie, le voilà membre d’Indian Railway Catering and Tourism Corp Ltd,
IRCTC ou indianrail.gov. Mais, cela vient évidemment en toute fin du processus,
on ne peut payer que par cartes sur des comptes dans des banques indiennes.
Mais avec une bonne musique de jazz et en se donnant plusieurs jours, cela
devient un vrai plaisir à tel point qu’il commence à développer une addiction
aux chemins de fer indiens. Pour la soigner, il dîne un soir avec Ma chez une
copine. Leur hôtesse raconte que les libyens, du jour au lendemain, ont imposé
la traduction en arabe des passeports.
Arrivés
à Tripoli, les voyageurs n’étaient pas avertis.
« Vous
n’avez pas de traduction en arabe? »
« Non. »
Tampon
« Refoulé! »
10
décembre
Fallait-il
vraiment stimuler la pente paranoïde d’AJJ ?
Sa
sœur, grande voyageuse, devait-elle vraiment lui donner ses trucs pour revenir
indemne: désinfectant à l’iode, fiole de liquide pour purifier les mains,
réserve de raisins secs, amandes et noisettes pour ne pas être obligé de manger
local selon les circonstances?
-
Au Tchad, racontait-elle à son frère, dans un endroit reculé, on passait aux
hôtes une bassine d’eau douteuse dans laquelle chacun se lavait les mains. Je
l’ai fait aussi, puis discrètement, j’ai débouché ma fiole.
L’infirmière
de la deuxième piqûre anti-rabique, qui rentrait précisément d’Inde du Sud,
devait-elle vraiment l’encourager à imprégner ses habits d’une solution anti
moustiques? Du coup, il a acheté 3 litres de solution hospitalière
désinfectante et des sprays permettant de traiter tous les habits de Ma et les
siens. A faire en plein air, sans quoi le remède est pire que le mal. « Reste cool, on chope les maladies qu’on
craint d’attraper par autosuggestion », l’avertit une copine lorsqu’il lui
décrit ses dernières précautions!
11
décembre
Theo
Duc et lui reçoivent une cliente.
-
Quand partez-vous, demande-t-elle?
-
Mardi prochain.
-
Où allez-vous?
-
En Inde.
-
Où ça en Inde?
-
Bangalore et Karnataka.
-
Je vous conseille de prendre des seringues avec vous.
-
Ah oui?
-
Avec les aiguilles qui correspondent sinon, si on a les aiguilles, on ne trouve
pas les seringues qui correspondent, et si on a les seringues, on ne trouve pas
les aiguilles qui vont avec.
-
Ah oui, intéressant, je vais y penser, mais avec tout ce qu’on m’a déjà
conseillé...
-
Les médicaments ce n'est pas important, on en trouve, mais la seringue!
-
M’mm…
-
Et les aiguilles!
-
Je vais en parler à ma femme qui est du métier.
-
Et les puces, vous y avez pensé?
-
Non, à d’autres trucs oui mais pas aux puces. J’en ai attrapé cet été en
Espagne, dans un bon hôtel sur la route de St Jacques de Compostelle.
-
Vous voyez! Y’a qu’un truc pour les puces, ou plutôt contre les puces!
-
Et c’est quoi?
-
Vous savez ces colliers pour chiens antipuces. Vous en mettez un à chaque
cheville. Je les enlève juste pour la douche.
-
Et, … et ça se met juste pour dormir j’imagine?
-
Non, 24 heures sur 24, sauf sous la douche. Les puces, elles viennent toujours
par les pieds et elles remontent.
-
Eh ben… euh, merci, prenant mentalement note de cette merveilleuse idée qui va
le rendre si léger et si séduisant.
-
Et puis aux WC, reprend-elle avide de rendre service.
-
Oui?
-
Vous savez, il y a parfois des odeurs, bref, vous craquez une allumette. Le
souffre brûlé les chasse. On se demande pourquoi il y a des boîtes d’allumettes
dans les toilettes, c’est pour ça.
-
Ah, et bien merci bien de ces bons conseils.
-
Oh des conseils, se marre-t-elle, juste des idées! Ayez toujours des allumettes
sur vous quand vous allez faire votre affaire!
-
Pourquoi tendons-nous à prendre toutes ces précautions au lieu d’être
fatalistes?
-
Parce qu’on a peur de mourir. Pas de la mort mais de ce qui précède, de mourir.
-
Oui, ça doit être ça, c’est le cœur.
Théo
Duc a dû supporter leurs bavardages durant deux heures avant de craquer et de
consulter sa montre. Cette cliente s’était exclamée « MERDE! » lorsqu’AJJ lui avait
annoncé son départ à la retraite. Alors, ils y vont en douceur.
***
Vendredi
5 janvier 2008
18
décembre 13h, Heathrow, boarding or not boarding
Deux
heures plus tard dans l’avion. Le vol se passe sans histoire, à part qu’ils
sont toujours sur le tarmac, volets fermés, TV allumées. C’est comme en plein
ciel, froid de canard en sus. Parfois le capitaine crachote quelques phrases
incompréhensibles desquelles surgissent quelques bouts identifiables « distribution of drinks », duty free », « four
o’clock », « tax
free goods », « thank
you for your patience ». Le
personnel de cabine se réchauffe en distribuant aux passagers de l’eau et des
jus d’orange. Vers 4h, ils devaient partir à 2h moins 10, ils se résolvent à
regarder The Bourne Ultimatum, 3ème
épisode. « Peut-être,
pensent-ils, cela fera-t-il démarrer ce zinc. » Et en effet ça marche: en plein générique,
le film se coupe et l’avion s’ébranle. Il fait nuit à présent.
-
C’est bien, dit Ma qui positive toujours, au lieu d’arriver à 4h du mat, on y
sera à 6 1/2h.
-
Oui et pour le prix d’un vol de 8 heures, on a celui d’un parcours de 11
heures, c’est une affaire.
16h30
en bout de piste. Immobile. Le haut-parleur crachote « …
not to long … before… hopefully… in queue for take-of…2 or 3 minutes…
thank you very much… » Ding,
dong, ding, dong, ding, dong, quart de tour sur la droite, points de lumière,
rouge, verte, jaunes, fixes, clignotantes, encore un quart de tour sur la
droite, le ventre de la bête émet des bruits sourds, et c’est parti!
Bangalore
19 décembre
Il
pleut. Les papiers gorgés d'humidité leur rappellent les croisières sur le lac.
Ils se gobergent de bonnes choses pendant que les intestins fonctionnent
encore. Autrement, c’est l’Inde sans surprise ou plutôt surprises souriantes à
toute occasion, la réservation de train
mystérieusement différée de 2 jours, le minuscule point Internet niché au fond
d'un couloir de condominium, le jazz des klaxons, le « Gautham tours, Travels,
tourist Car Operators » : une table métallique, dix doigts de pieds
en éventail en dessous et, en dessus, un aimable moustachu avec un gros
téléphone des fifties.
Ici,
il n’y a rien à voir, donc aucun touriste, c’est bien. Aucune vache non plus.
Par contre un steak house. Le centre ville ressemble à une ville de l’Ouest
américain en plein essor telles qu'on les voit dans les westerns. Cela doit
aussi avoir quelque chose du Londres de la fin du 19ème. Intensité
du trafic, des piétons, bigarré, foisonnant, rues partiellement asphaltées,
trottoirs défoncés, cohabitation du plus sordide et du plus fashion. La nuit,
les néons escamotent les murs lépreux, la pluie a rempli tous les trous, les
rues se sont transformées en bras de mer recouverts de myriades d’îlots.
« Rain
brings Tamil Nadu to its knees », titre le Times
of India, « More
rain on the way », tout ça sonne très british. Bangalore est
au bord d’un cyclone qui a passé à l’Est par Chennai (Madras).
20
décembre
Une
averse les a poussés dans un restaurant signalé par un portier déguisé en amiral
en tenue d'apparat. Ici comme à New York en août, chaud dehors, froid dedans. A
16h, rideau de pluie type mousson. De derrière la vitre, l’amiral leur fait
signe de ralentir leur sortie en mimant des cataractes.
Sans
doute allergiques aux gaz d'échappement, il n'y a pas plus de moustiques que de
vaches. les clichés s'estompent.
Et
pourtant, sur Residency Rd, à la porte
de sortie d’un commerce d’électronique Tata flambant neuf, débouche une rue
dans la pénombre : trois siècles d’écart sur dix mètres.
Sur
Brigade Rd, on n’échappe pas à Noël.
Quelques pères Noël sveltes et dansants accrochent les passants pour les
attirer dans un discount.
L’Indian Express titre « Confident India : Jaguar
Land Rover sale to Tata today ».
Ils
doivent encore passer 3 jours à Bangalore. L’excellente cuisine et les
téléphones à British Airways pour tenter d’avancer leur retour, "nouveau
dada" de Ma sous un prétexte professionnel fallacieux, suffiront-ils à les
passionner?
Ils
espéraient mincir grâce à l’inévitable tourista. Eh bien non, cela tourne plutôt
au séjour gastronomique.
En
rickshaw jusqu’au Bull Temple qu’AJJ,
en bon financier, se devait de visiter, inhalation de Co2 et autres exhalaisons.
C’est un temple proche de l'aéroport avec une grosse statue de taureau bossu et
gras sculpté dans une pierre noire, avec tous les attributs classiques de
l’adoration humaine. Lorsque le prêtre tente de bénir AJJ d’un point rouge
entre les yeux, il recule brusquement et se contente d’un bouquet de jasmin. Devant
le temple, sous les jets en take-off et l’œil placide d’un flic, des garçons
s’entraînent au cricket sur la terre rouge encore humide.
L’AJJ
s’était bien juré d'être zen durant ce voyage. Un aller et retour d’une
demi-heure en tuk-tuk dans la circulation frénétique a eu raison de ses bonnes
résolutions. Chambre à gaz mobile, la crasse, le bruit, les ordures, la misère,
le kitch décati par les moussons, les prises de risques insensées des
conducteurs, bref, tout ce qui fait qu’il préférerait être ailleurs. « Seuls les cinglés, les désinformés, les
mystiques, les masochistes de tout poil peuvent avoir l’idée de passer leurs
vacances dans un endroit pareil, rumine-t-il. »
De
retour dans le centre, ils sont assis à un café sur Brigade Rd, à ras le
trottoir. Ce qui permet aux jeunes mendiants de déranger l’AJJ pendant que son
altesse déguste son capuccino. « C’est
un comble, s’indigne-t-il, cette misère qui ne veut pas rester à sa place! »
« Plus que 24 jours,
compte-t-il mentalement, tenir, tenir, ne pas craquer déjà maintenant. »
Pour
se ressourcer, ils se sont précipités chez Tata y acheter un caméscope dernier
cri pour enregistrer tout cela.
De
l’effet du Teacher’s sur les
sceptiques : la fiole de secours, que Ma a achetée à Londres pour le cas
improbable où le moral d’AJJ baisserait, produit son effet apaisant.
Samedi
matin, au petit déjeuner, deux européens frais arrivés et déjà déguisés en
adorateurs d’un gourou local, tout de blanc vêtus, colliers de coquillages
autour du cou.
Conducteur
de rickshaw
-
Sightseing, sightseing, one hour, twenty roupies, sir!
(10
Rps = 30 cts ; 100 Rps = 1 repas au resto)
-
Comment s’en sort-il, demande AJJ à Ma?
-
Avec les commissions dans les boutiques.
Church
Rd, un troquet en plein air, cinq marches sous la route.
-
Tu veux manger ici?
-
Peut-être pas, autant être malade le plus tard possible.
Ils
commencent à être connus des mendiants du centre et finissent par connaître leurs
trucs, vraies blessures aux chevilles des garçons, faux certificats d’études de
jeunes filles, vrais cris de bébés pincés dans les bras de leurs fausses mères,
faux collectionneurs de vraies pièces de monnaie étrangères, vrais
casse-couilles sans prétexte, vrais vieux accroupis dans l’ombre qui ne font
qu’attendre patiemment que quelqu’un les remarque.
Ils
font partie du paysage. Les vendeurs ambulants de serpents, d’échecs, de backgammon
ou de montres ne les accrochent presque plus.
Les
mimiques sont différentes des européennes. Pour dire Non, relever le menton
brusquement, un peu comme Mussolini à la tribune. Pour dire Oui, secouer
lentement la tête latéralement en souriant.
Le
nouveau patron de Citibank est indien et fait la Une du Business Week.
23
décembre
-
Tanks you come again, leur dit le maître d’hôtel du resto tibétain Shangrila d’un ton et d’un air aussi
sinistres que s’il leur faisait ses condoléances.
-
How are you doing, ajoute-t-il, toujours aussi triste?
-
Well and you?
-
Well, very well, fait-il, plus Buster Keaton que jamais.
AJJ
commande un chili-veg-rice.
-
Chili not good for you, Sir,
-
Thank you, I try anyhow.
Une
jeune femme voilée de noir de pied en cap, un gros casque noir de moto à la
main, les pieds nus dans des sandales à ravir, le must de l’érotisme.
-
Toutes les femmes devraient s’habiller ainsi, décrète AJJ, plus faciles à
dessiner, masque anti pollution, égalité des chances dans la séduction.
***
Dans
le train de nuit Bangalore – Hospet,
privilégiés des privilégiés dans la classe 1A, un compartiment wagon-lit pour
eux seuls. Sur un train de combien de wagons, 30, 50? Quatre compartiments
comme cela en tout et pour tout. Un policier arrache une grappe de gens qui
pend du train qui s’ébranle. Ma est bonne navigatrice. Si ça n’avait tenu qu’à
AJJ, ils seraient encore en train de faire la queue devant le guichet No 8 au
lieu de s’être rendus sur le quai No 8. Douillettement couché dans ses draps
propres, il tente d’atténuer une vague culpabilité crypto colonialiste. Sans
difficulté particulière: les compartiments voisins sont tous occupés par des
familles indiennes.
***
Vija,
24 décembre
Le
village d’Hampi est collé à un temple
en activité. C’est presque trop beau, trop authentique pour durer. Il y a déjà
une ou deux boutiques dans les transversales, les prix monteront, les habitants
seront chassés par la vie chère. Pour l’heure c’est totalement préservé. Vie
traditionnelle des villageois, beaucoup de fidèles de passage et peu de touristes.
Ce qui pourrait sauver l’endroit, c’est que c’est un site religieux actif. Les
indiens sont si nombreux qu’ils surpasseront toujours en nombre les touristes
étrangers.
Iana,
25 décembre
Vijaiana,
2ème mouvement, 4ème syllabe
Avant
l’aube ils sont allés faire un tour. Les habitants balaient devant leurs logis
puis dessinent avec de la poudre blanche, directement sur la terre battue, de beaux
motifs géométriques qui ne dureront que la journée. En ce jour de fête, la
pleine lune de décembre où l’on rend hommage à Shiva, les peintures sur les
sols de boue séchée sont nombreuses et éclatantes. Aspirés par des files de
gens qui quittent le village dans la nuit, ils se retrouvent dans la lumière
naissante à la rivière. Ablutions matinales au ghât de roche lisse du rivage, pêcheurs en barques rondes qui
jettent leurs filets sur l’eau immobile, yoni,
symbole féminin de Shiva, gravé dans la pierre caressée par le soleil levant,
communion devant celle-ci de villageois respectueux, Ma et AJJ émus par
l’esthétique du lieu, l’harmonie paisible qui s’en dégage et la tolérance à
leur égard. Shiva est bien le bon, le gentil, celui qui porte bonheur.
De
retour dans leur chambre rose sur les toits, rumeur du village, appel d’un
marchand ambulant, discussions animées, cris d’enfants, bruits de couteaux des
tailleurs de coco, musiques distantes mêlées.
A
l’arrière d’Hampi, dans le monceau de détritus, décharge du village, un couple
âgé fouille dans la pente abrupte qui tombe sur la rivière.
A
400 mètres en amont, le Mango Tree
Restaurant. S’y retrouvent quelques Indiens égarés parmi les touristes
étrangers. Les sièges et tables basses en béton sont étagés sur plusieurs
terrasses orientées vers la rivière. Une vache blanche laboure sans relâche les
mêmes 30 m2, un pêcheur fait semblant de pêcher, le thali est bon malgré la difficulté de manger avec la seule main droite
(la gauche est réservée à d'autres usages) un plat en sauce sur feuille de
bananier.
Une
mendiante lépreuse tient sa sébile contre sa poitrine avec ses avant-bras et
brandit ses moignons.
Un
chien galeux a trouvé refuge sur leur terrasse.
Le
soir, ils dînent sur un toit, la rumeur de la fête monte tous bruits mélangés,
odeurs d’encens et de feux de bois.
-
On est quel jour de la semaine?
-
Aucune idée.
Bon
signe.
Gara,
26 décembre
Vija
– yana – gara, 3ème mouvement
L’empire
Vijayanagara l’endroit où ils sont, a
dominé l’Inde du Sud du XIVe au XVIe siècle. La rivière s’appelle Tungabhadra. Les noms sont aussi
complexes que la religion hindouiste. Il serait plus facile de visiter l’Egypte
ancienne:
-
Qu’est-ce que vous avez vu?
-
Thèbes, Louxor, facile de répondre.
Mais
en rentrant d’Inde:
-
Tu as vu quoi?
-
Euh, je ne me souviens plus du nom, … mais c’était beau, oh oui!
Par
exemple, pour le pain de sucre de Hampi qui sert aussi de temple, passe encore
de mémoriser que c’est un gopuram,
mais comment retenir, pour briller en société au retour, des phrases tirées du
guide du genre: « The main Virupaksha shrine is entered through the ornate
rangamandapa built by Krishnadeva Raya in 1510. »
Dans
la cour du grand temple, un homme en blanc tient, concentré entre ses deux
mains un modeste lingam. Il y a foule
autour de lui. Ma et AJJ repassent une heure plus tard. Il est toujours dans la
même posture, attire toujours autant de monde. Ils parviennent à guigner par
dessus une épaule: le lingam de pierre s’est érigé de 20 cm.
-
Ça s’appelle comment déjà ces petits-déjeuners en forme de tuyaux d’orgue,
demande AJJ?
-
Des dosas, répond Ma.
-
Ah oui, merci ; ça n'a rien voir avec les dosas
mais allons voir Narasimha, cet
espèce de gritche, tu sais ce monstre
abominable né de l'imagination de Dan
Simon dans Hyperion, et qui fait
penser à une réincarnation de Vishnu.
On le priera de te débarrasser de ton rhume et de ne pas me le refiler.
Par
dessus une barrière de barbelés, AJJ filme une vache blanche à bosse, un rocher
rond et le gopuram. Deux jeunes types
qui passent le lui interdisent en gueulant. AJJ arrête de filmer car ils sont
menaçants. Après avoir rangé la caméra, il les poursuit:
-
Sir, sir why?!
Ils
répondent en kannada, la langue
locale qu’il ne comprend évidemment pas. Répondraient-ils en indi que ça
reviendrait d'ailleurs au même.
-
Why is it forbidden, insiste-t-il en les poursuivant ?
-
Religion ?
-
Any fee to pay?
L’un
d’eux finit par se retourner, s’arrêter à moitié et à éjecter en marchant en
crabe:
-
BLAST!! en écartant ses mains violemment, et il rejoint son compagnon.
AJJ
abandonne et se demande. « Reste à éclaircir ce qu’il ne faut pas
photographier qui risque de provoquer une explosion. La vache à bosse? Le
rocher rond? Le gopuram? La
juxtaposition des trois? Leur enfilade depuis des fils de fer barbelés? Sont-ce
les gardiens de la révolution hindouiste? Tiens, c’est la première agressivité
ici. »
A
ce moment, le moins violent qui est revenu sur ses pas, lui tend quand même la
main en signe d’apaisement, ayant constaté que l’AJJ respecte leur croyance.
« Bien obligé, se dit celui-ci, ils sont deux, deux fois plus jeunes que
moi et ils ont un milliard 200 millions de copains en appui. »
Au
lingam monolithe de Shiva, le mystérieux succès de Ma ne se dément pas. Au lieu
d’admirer la sculpture sacrée, une troupe d’écolières se masse autour de Ma,
tournant carrément le dos au lingam. Le sacrilège n’a pas de limite.
Elle
est exactement comme Haddock dans une scène de Tintin au Tibet lorsqu’il est
entouré d’une meute de gamins.
La
colline juste au-dessus du gopuram de Hampi, un air de ce que pouvait être l’Acropole
au 18ème siècle?
« C’est
un grand privilège d’être là maintenant, pensent-ils. »
Mercredi
26 décembre 2007, 22h, extrait au crayon du journal d’AJJ pour cet aveu
difficile.
« Je soussigné, sans avoir
eu recours à aucun produit tonifiant, sans être outre mesure sous l’influence
de l’alcool (je ne boirai un whyski whisky que tout à l’heure et je
devrais savoir à la longue que ça s’écrit comme Trotskysme et pas comme Trotski),
certifie ci-après commencer à aimer sacrément ce pays. »
Mais
vous aurez compris que c’est un aveu à prendre avec des pincettes car il a été
fait sous l’influence immédiate d’une soirée sur la terrasse du Viki, avec
panne de courant mais momos et banana lassi à se damner pour le gritche.
Dans
la journée, ils ont fait un tour au temple Virupaksha.
Même Ma, qui en a vu d’autres, est épatée par la foule assise, debout, à
genoux, à croupetons, dormant, préparant à manger, buvant pépère dans la
première enceinte du temple. Une famille demande par gestes à AJJ de la filmer.
Il obtempère. Mais il semble que le geste de « venir » veuille plutôt
signifier « allez plus loin » car plus il filme et plus il se
rapproche, plus on lui fait signe de se rapprocher avec des visages qui
deviennent franchement hostiles.
En
arrivant devant la pension Pushpa,
une jeune et jolie femme dans un beau sari est en train de masser le cul d’une
vache sacrée. La vache manifeste son contentement en levant la queue. La femme
la masse fortement, juste sous l'anus.
-
Elle fait quoi?
-
Un massage.
-
Ayurvédique?
-
Juste un massage.
-
Allez, c’est quoi?
-
Elle prélève l’urine.
-
Tu charies encore!
-
Non, c’est vrai. Ils la mélangent à de la terre pour nettoyer les sols des
maisons. Ça a une fonction antiseptique.
-
Et pas de la pisse d’homme, demande-t-il finement?
-
Non parce que c'est pas sacré.
That’s
it.
VIJAYANAGARA,
finale, 27 décembre
Trop
de temples. Ça tourne à l’indigestion de ruines. Il n’y a rien qui ressemble
plus à une ruine antique qu’une autre ruine. Saturation de vieilles pierres et
de gloire passée, toujours la même sur des km2.
Heureusement,
il y a les porteurs de sable, les cueilleurs de bananes, les cris des
écureuils. La brise du Kiky’s roof. La tension monte dans le couple. En allant
à Badami le lendemain, Ma aimerait
faire un crochet par Aiholi et Iseplutrokoa, y voir des vestiges
prestigieux. Si oui, départ à 8h, arrivée vers 16h. Si non, comme le préconise
évidemment l’AJJ, départ à 8h, arrivée vers midi à Badami pour repas, recherche d’un logement et sieste. La culture
vaincra-t-elle l’inculture? « Ah, trouver un coin de vacances où il n’y
aurait rien à visiter, soupire-t-il intérieurement! » Ils ont fini par
passer un accord: ils feraient le crochet en visitant un seul temple dans
chacun des deux sites d’Aihole et de Patakal. Il reste à l’AJJ à extorquer un
chronométrage serré des deux visites… et à Ma de se munir subrepticement de
bananes et de mandarines pour calmer les crises d'hypoglycémie du fauve au
moment ad hoc.
La
prière de la veille à l’avatar de NARASIMHA,
c’t’espèce de gritche réincarnation de Vishnu, a fonctionné: Ma dessine, peint
comme quatre, signe que son rhume bronchiteux est en régression. Les sulfamidés
qu’elle ingurgite depuis la veille ont peut-être aussi donné un coup de pouce
bien que l’AJJ n’y croie guère. Quant à ce dernier, eh bien il a suffi qu’ils achètent
à la pharmacie une plaquette de 10 sulfamidés de remplacement « au cas
où », découpée aux ciseaux, vendue au détail comme des cacahuètes pour 70
roupies, soit 2 francs et sans leur poser des tas de questions, ah oui, eh bien
quant à lui, son rhume naissant a disparu à la simple vue des médicaments, ah
non pardon grâce à la prière à NARASIMHA.
Toit
du Pushpa Guest House à Hampi, cinq
heures de l’après-midi, inventaire des bruits.
balayements
sur les sols
femme
hèle d’une voix criarde
homme
parle
bébé
pleure
batterie
+ trompette, rythme binaire
seau
vidé, la hanse tape le bord du seau comme un gong
eau
jetée sur un sol dur, tchaf!
cris
d’enfants qui se chamaillent
un
oiseau piaille
un
klaxon fait juste tut
moteur
de rickshaw qui passe
klaxon
lointain de bus, genre barrissement d’éléphant
lourde
bassine traînée sur un sol de béton
un
cocorico
une
moto enclenche son moteur
un
chien aboie
une
caravane passe
tut
brrrrbrrr
Coup
d’œil sur le Web dans un café, « 12
minutes ago, Benazir Butho seems to be assassinated in a blast. »
Ma
et AJJ rencontrent dans la rue un couple dont l’homme est un tamoul déguisé en
Français qui se moque sans cesse des Suisses et des Belges. C'est un enfant
adopté qui, à part son look, a toutes les caractéristiques du beauf si bien
synthétisées par Hergé dans le personnage de Séraphin Lampion. Ils achètent
ensemble des mandarines et des bananes à une marchande ambulante qui ne roule pas
sur l’or. Les deux Français pinaillent sur le prix des produits et sur leur
qualité. Ils emmerdent la gentille petite vendeuse. Les bananes ne sont pas
mûres, les mandarines ne sont pas assez fermes, deux roupies (4 cts d’Euro) la
grande banane, c’est trop cher, dix roupies les trois mandarines aussi, etc.
Le
patron de Pushpa Guesthouse leur
explique pourquoi le temple de Virupaksa
d’Hampi est si bien conservé. C'est parce qu'il est dédié à Shiva. Les derniers rois de Vijayanagara ne construisaient plus que
des temples dédiés à Vishnu ou à ses
dix réincarnations. Les gens de Hampi
qui préféraient Shiva en étaient
mécontents.
Les
conquérants musulmans du XVIème siècle ont donc promis aux adorateurs de Shiva
qu’ils ne détruiraient que les temples de Vishnou s’ils prenaient le royaume, à
condition que les shivaïstes trahissent les vischnouistes. C’est donc grâce à
la traîtrise que le gopuram Virupaksa d’Hampi est encore si magnifique
aujourd’hui alors que les vischnoueries
ont toutes été cassées, sauf Narasimha
(le gritche) réincarnation de Vischnou, que les Mogols ont prise pour une
réincarnation de Shiva tenant sur ses genoux Lakshmi déesse copine de Vishnou.
Les envahisseurs n’ont donc détruit que Lakshmi pensant qu’elle fricotait avec
un avatar réincarné de Shiva, alors qu’elle était bel et bien sur le genou
droit de son légitime avatar, d’une réincarnation de Vishnou, c’est pourtant
simple. Bref, il est clair que les Mogols se sont fichus dedans ce qui a sauvé
cette terrible statue vhishnouesque. D’ailleurs le Shiva lingam qui est juste à
côté de Narasimha a été épargné parce
qu’un lingam, c’est toujours lié à Shiva, ce qui est plus facile à retenir pour
des monothéistes.
Badami,
vendredi, finie la poésie, retour sur terre.
L’hôtel
cher, chambre de luxe, pompeusement nommé « Rajsangam
International », est super crapote. C’est vraiment étonnant ce que ça
peut être dégueulasse. AJJ le dit au « manager » de 18 ans. Il fait
un peu nettoyer, c’est à dire déplacer la crasse, et ne tarde pas à se venger.
-
You look old, assène-t-il.
-
What age do you give me, espérant qu’il dira 50 ?
-
Seventy.
-
He is eighty, lance Ma!
-
Oh, oh, you look very young for eighty!
-
In fact, I am sixty.
-
Ah…, s'en fout-il et il passe à autre chose.
-
Il y a trois cintres dans l’armoire dont deux sont cassés.
-
Prends-le.
-
Non, je t’en prie, prends-le toi.
« C’est
bizarre, il y a des moments comme ça où on a hâte de rentrer chez soi, rumine
l’AJJ. »
Il
y a de tels vides entre le bas des portes et le sol que la chambre est susceptible
d'être envahie par les moustiques au crépuscule. Comme c’est AC (Air Conditionned),
rien n’est prévu pour pendre une moustiquaire. Ils tentent de l’accrocher à une
lampe du plafond. Sans succès.
Calfeutrer
les deux pas de porte (terrasse et corridor) d’un tissu imprégné de NoBite,
méthode éprouvée avec succès à Cha-Am en Thailande? Laquelle de ses quatre
chemises sacrifier? Acheter un vague tee shirt pour cet usage? Pendant que
l’AJJ est plongé dans Jurassic Park, Ma s’est endormie paisiblement sans réaliser
qu'il va la sauver de la malaria.
L'appel
à la prière, il est six heures.
Ils
sortent de l’hôtel sur la grand'rue dantesque. Finalement, après avoir fait un
tour, l’hôtel paraît presque propret en comparaison. « Quel pays, mais
quel pays! dire que l’on va s’habituer, c’est sûrement déjà en marche! »
Le
soir, grand jour, première bière du voyage, après dix jours sans. Accélératrice
d'adaptation, une King Fisher Premium
sur la terrasse cachée de la route beuglante par tôles, grillages et plantes.
Il n’y a que des hommes, et à moustache. Outre la bière, filmer permet à l’AJJ de
supporter l’inconfort et il est vrai que les sujets sont extraordinaires. Il
n’y a pas un seul café Internet en ville, c’est dire si le lieu est peu
touristique. Juste quelques cinglés d’occidentaux amoureux des vieilles pierres
et du dépaysement. Sur cette terrasse discrète, la rumeur est si forte qu’ils
doivent renoncer à se parler. AJJ surplombe le bar et observe le manège. Hommes
et femmes viennent s’y enfiler cul sec de très gros whisky à l’eau. Ça se passe
très vite, en trente secondes à peine, et pfouit, ils sont déjà loin. Un homme
se racle la gorge sans cesse: l’AJJ pourrait vivre ici, il passerait inaperçu.
On sert aussi du whisky en berlingot d’un déci et demi, comme de la crème en
Suisse.
Badami,
samedi 29 décembre, 6 heures du matin. Dans son sommeil, AJJ interprète l’appel
à la prière transmis par de puissants hauts parleurs tout proches, comme une
sirène d’alerte aérienne. Il fait encore nuit noire.
Lorsqu’ils
sortent le matin dans la grand'rue poussiéreuse du cœur de la ville, ils ont l’impression
que celle-ci a subi un bombardement partiel vingt ans auparavant et que
certains bâtiments n’ont jamais été réparés ni reconstruits. Ils ont dû
s’effondrer un jour dans l’indifférence, c’est tout.
Ils
intriguent ici. Surtout les jeunes qui leur disent toujours bonjour dans la rue
et qui ont soif de leur serrer la pince. Après le plus culotté, dix, quinze
enfants suivent, du plus grand au plus jeune. Ils adorent être photographiés,
ce qui simplifie et complique tout à la fois les prises de vue.
Le
seul qui leur fait la gueule est le préposé néostalinien au desk de l’hôtel: on
a dû lui dire qu’ils avaient râlé pour la saleté de la chambre. Quand on lui
rapportera qu’ils ont cadenassé leurs sacs! Après le déjeuner, ils sont trois
étranges jumeaux au desk, moustachus sévères à la Plekszy-Gladz. Dans la
chambre pas encore nettoyée, AJJ s’étonne auprès de Ma de cette hostilité si
inhabituelle en Inde. Quand on saura tout! Elle lui avoue avoir eu cet échange
avec le jeune « manager »:
Lui:
« Il paraît qu’en Suisse, on peut avoir une copine avant le mariage et des
relations. »
Elle:
« Oui c’est vrai. C’est peut-être grâce à cela qu’il y a moins de viols
qu’en Inde. »
Circonstance
atténuante: elle est en ce moment imprégnée d’histoires vraies horribles, récit
best-seller d’une directrice de prison indienne. Trois jours plus tard, elle
décrètera:
-
On ne risquait pas de représailles pour le cadenassage, ils ne nettoient jamais
les chambres au Rajsangam International.
-
Oui, et tu as vu ce commentaire marrant du GDR?
-
Non, lis-le.
- « (…) un hôtel tout
récent ; du coup, on ne sait pas si ce n’est pas tout à fait fini ou si ça
a déjà commencé à se décrépir (…) »
Jour
de lessive, le caniveau ruisselle. Est-ce la ville de la poussière, des mouches
ou des cochons? Il n’y a aucune vache mais beaucoup de singes comme à Hampi et
surtout une multitude de cochons anthracites qui font office de voirie. Reste à
construire par une OGM un cochon qui, outre la merde ce qu'il fait déjà,
boufferait le papier, le plastic, les métaux et la poussière. Badami
deviendrait exemplaire de propreté helvétique et se jumellerait avec Zermatt.
Graduellement,
la ville dévoile ses charmes. Ils évitent pour l’instant les inévitables
grottes prises d’assaut et font un tour champêtre du lac. Lavandières, buffles
au bain, petit temple nettoyé à l’acide qui se déverse… dans le lac, enfants
polis pour les uns, impolis pour d’autres. S’ils avaient satisfait à toutes les
demandes de « pen » des gosses d’ici, il leur aurait fallu un camion
suiveur.
Ma
vient de finir son quatrième dessin.
Dans
le train de nuit, de Bangalore à Hampi, il y avait des blattes. J’t’ai pas dit
sur le moment, pour pas que tu tournes comme une hélice toute la nuit.
-
Ça a pas un autre nom aussi?
-
Oui des cafards, ils entraient et sortaient du lavabo qu’on n’a pas utilisé
d’ailleurs.
Dimanche
30 décembre, Badami toujours
Ils
vont aux grottes avant la foule, tôt: singes, gosses, statues les plus belles
du voyage.
Dans
un resto, les taches sur le jaune clair des nappes sont mises en évidence.
-
T’as vu, ils ont mis des lampes longue durée partout ici?
-
Oui, et des nappes longue durée aussi.
Un
homme stone dort pépère au milieu du trottoir dans le charivari habituel. Ce que
nulle caméra ne captera jamais, c’est la chaleur de milieu de jour (dire que
c’est la saison froide!), l’intensité du bruit et cette odeur, ce mélange si
subtil de CO2, de SO4, de feux de cuisines, de poussière de route et de massala
grillé, fragrance complexe que Ma hume avec délice à chacune de ses descentes
d’avion. Le repas est fabuleux comme d’habitude à Badami, fried papad, massala
rice, œuf cachemiri, nouilles aux œufs, le tout si épicé qu’ils ne savent plus
pourquoi ils transpirent, un festin pour 3,60 francs.
AJJ
farfouille dans son sac:
-
Zut, plus que deux carbolevures ; t’en as, demande-t-il inquiet à Ma ?
-
Non, je croyais que c’est toi qui nous munissais pour les deux.
-
T’as rien dans la pharmacie ?
-
Non, mais comment ça se fait qu’il te reste plus que deux capsules?
-
Ben, j’en prends deux par jour « au cas où », dès la montée dans
l’avion.
-
Mais… Tu sors ça d’où ?
-
C’est ma sœur qui m’a dit, c’t’une grande voyageuse, elle a des super trucs
pour prévenir la diarrhée, d’ailleurs j’en n’ai pas.
Que
d’écart entre les plus pauvres et les plus riches ici. Il y a déjà bien plus de
millionnaires en Inde que d'habitants en Suisse.
« On le sait, songe AJJ, ça enfonce
un lieu commun mais quand on voit cette vie moyenâgeuse tous les jours, c’est
plus intense. Pour que l’intensité soit accomplie, il faudrait le vivre
soi-même une année ou deux, si l’on y survit plus d’un mois. Que serait la vie
sans carte de crédit, sans carte Cumulus, sans eau courante, sans eau chaude,
sans poubelle, sans WC, sans électricité, sans réfrigérateur, sans Internet,
sans ordinateur, sans téléphone portable ni garde-robe, avec juste une brosse à
dents pour se les laver sans miroir, devant les touristes qui passent voir les
ruines, avec un peu d’eau plus ou moins claire, avec juste un gobelet d’eau
pour se laver le fondement après avoir marché jusqu’à un coin tranquille loin
du village, sans TV, sans radio, sans hi-fi, sans soins dentaires ni médicaux? »
Vous
avez vu le film Barbarella de Roger Vadim, tourné en 1968 avec Jane Fonda? Ou les Oiseaux de Hitchcock? ça commence tout gentiment. Dans la
charmante bourgade de Badami, puis sur le haut plateau caressé par le vent du
soir, ça se passe aussi ainsi. Des Hello! Hi! What is your name? From which
country are you? Photos? Chocolate? Chewin gum! Roupies! Puis ça tourne vite,
sous l’effet de meute, à sacs tirés, coups par derrière, injures, gestes
agressifs, attouchements de plus en plus audacieux.
Dans
le village, il y a quelques bandes de gamins genre guerre des boutons qui les
emmerdent sec chaque fois qu’ils passent et outre le fait que le village est
plutôt sympa par ailleurs, ils sont obligés de le traverser pour aller sur les
falaises où il y a des vestiges archéologiques.
Sur
le plateau, une classe d’ados en visite culturelle. AJJ est assis seul sur un
rocher. Nuée d'étourneaux, ils s’abattent sur lui. Il reste assis entouré par
une trentaine de gars debout faisant de la surenchère dans l’excitation et
l’impertinence. Le plus grand, qui doit déjà avoir redoublé trois fois, parle à
AJJ en Kannada ou peut-être en Indi. Les autres éclatent de rire lorsqu'il
passe son bras autour de l'épaule d'AJJ et lui tient fermement le biceps de sa
main protectrice. AJJ l'ajuste :
-
You speak very well Kannada, se hasarde-t-il, se disant qu’il faut tenter
quelque chose.
L'autre
s’interrompt surpris:
-
Yes?
-
But you say very bad things in Kannada, don’t you?
La
meute explose se moquant du meneur. « C’est le bon moment, se dit
AJJ. » Il dégage son épaule, se lève lentement et fait mine de partir.
Barrage de corps.
-
What do you do?
-
Please, dit-il, mais personne ne bouge.
-
By this way if you open the way, tente-t-il encore.
Ils
finissent par s’écarter. Il fait vingt mètres et est frappé dans la nuque par
un jet de gravier. Il se retourne lentement, comme il a vu le faire dans les westerns
spaghettis, se baisse vers sa sandale droite et la défait. Ils sont immobiles,
soudain silencieux, comme subjugués. Se demandent-ils s’il ne va pas ramasser
des pierres et les leur lancer? Mais lui, il ne pense pas à ça. Il veut juste ôter
un gravier de sa sandale, la tenir à la main normalement et la remettre posément,
genou en terre. Soulagés, ils se remettent à jacasser et à rire, puis s’en vont
comme ils sont venus.
En
bas dans le village au retour, AJJ a manqué frapper un gamin de 7 ans, 10 ans?,
qui lui avait tapé les fesses en passant. Peut-être aurait-t-il mieux valu
qu’il s’abstienne mais il s’est retourné en hurlant si fort que le gosse a
butté dans un copain en s’enfuyant. Toute sa pitié pour leur misère s’est évanouie.
75% de mortalité dans les zones rurales avant 5 ans, les survivants sont
lestes.
Badami,
31 décembre
Dès
le lever du soleil, elle s’est mise sur son 31 et a modifié leurs plans de main
de maîtresse (ne pas écrire « maître » pour ne pas froisser ses
zestes de féminisme latent): exit voiture de Mr Pushpa qui devait venir les
prendre le lendemain depuis Hampi, exit trois jours à Belur / Halebib voir d’autres ruines, exit Nouvel An morose dans c’t’hôtel
morose et vive les vacances! Ils se tirent à Mungod avec une autre tire. Réveillon avec les amis de Ma et nuit
dans un monastère bouddhiste tibétain, comble de l’outrage pour un athée
forcené. Si on avait dit à l'AJJ qu’il passerait un jour le Nouvel An dans un
Gompa de l’Inde profonde! Comme elle a passé par le patron de l’hôtel pour
avoir une voiture avec chauffeur et qu’il fait ainsi une belle affaire, sa
moustache est devenue avenante et, à chaque fois qu’ils passent devant son
desk, son seul oeil ouvert les regarde pétillant et attendri. Résultat des
courses: Ma voyagiste 10 sur 10.
14h
Sur
la route de Mungod avec Ismaël, chauffeur.
Arrêt
à Ubli, pollué (l'air est brun
jusqu’à 5 à 10 mètres de hauteur) mais vraie ville indienne sympa et hectic où
on ne les interpelle pas comme des bêtes curieuses comme à Badami pourrie par
l’incessant passage de visiteurs des grottes.
Idée
pour un prochain voyage en Inde: ne passer que dans des lieux où il n’y a strictement
rien à visiter (comme Bangalore). C’est là qu’on se sent vraiment accueilli et
bien.
17h
Et
voilà, AJJ est seul dans la cellule No 18 du Gompa Drikung Kagyudpa de Mungod,
tandis que, dans la cellule d’à côté, de jeunes moines font les cons. Pour
faire plus local, il a revêtu son sarong violet javanais, tandis que Ma visite
un nouveau monastère que leur copain Tensing Gyatso, Océan de sagesse, viendra
bénir après-demain. Tout cela est arrangé à merveille par Tensing Pakdol, la
copine de Ma et fille de Tsering Latso, Océan de quelque chose. La cellule est
si confortable qu’on comprend pourquoi il y a de si nombreuses robes safran
dans Mungod et alentours, dans l’immense zone de villages et monastères
tibétains. AJJ pense qu’il va devenir bouddhiste finalement.
Vers
7h du soir, concert de musique traditionnelle. Le cœur d'hommes assis en
tailleur, lit la partition sur des feuillets allongés. Des sortes de trompettes
/ clarinettes lancent leur plainte lancinante, des cors de l’Himalaya pètent
grave.
Les
villages sont enguirlandés pour la venue du 14ème Dalai Lama.
Il
est 21h et il n'y a plus que des rumeurs très lointaines, et dans la cour le
chant des grillons. Un ou deux moines causent encore. On est loin de cette
exaspérante surexcitation du réveillon de Nouvel An en Occident.
Pratique:
75
km de moyenne (très vite pour l’Inde) ; on calcule d’habitude 30
km/h ; Ismaël conduit vite et bien, parfois un peu ristrette dans les
dépassements.
Tensing
Pakdol et son cousin leur ont servi un dîner tibétain au monastère. Comme le
veut la tradition, ils ne les ont pas accompagnés.
* * *
2008
Le
1er janvier, en quittant Mungod,
juste après avoir quitté la famille de Tsering, ils ont bon chaud. Chaque
membre de la famille de 17 personnes leur a passé une écharpe blanche de
félicité autour du cou avec des souhaits positifs. C'est une coutume d’un pays
froid.
De
Mungod à Gokarna, 40 km dans la jungle sur un bandeau de bitume défoncé à
tel point que les passagers ont l’impression de faire du trot assis à cheval.
Par moment, un air de safari quand un gros singe fait la course avec la voiture
avant de virer sec devant le capot sans dommage. Petit à petit, il y a de moins
en moins de circulation et c’est de plus en plus sauvage. Finalement
l’explication. C’est un cul de sac: le pont sur la rivière est effondré. Ils reviennent
sur leurs roues.
Sur
la grande route qui descend les ghâts occidentaux, il y a beaucoup de camions. Gisants
sur les bas-côtés, la plupart y rendent l’âme, les uns à la montée, c’est le
moteur qui lâche, les autres à la descente, ce sont les freins.
Gokarna
20h,
dîner et lessive faits, ils lampent le Teacher’s
que Ma avait apporté pour ses amis tibétains et qu’heureusement ils n’ont pas
voulu. Le Gokarna International, le
seul hôtel qui ait voulu d’eux, appelle la vacherie: la seule aération de la
salle de bain borgne de la chambre 310 donne ... sur la chambre.
Guides
et réalité
Lonely
Planet: « cette adresse a du chic
sans être vraiment originale. Modernes et bien agencées, toutes les chambres
ont un balcon et la TV. »
On
pourrait ajouter … la télé est à amener avec soi comme le PQ et les cintres. « Enfin,
plus que sept jours, rumine-t-il en silence. » Ils n’ont pas voulu l’Inde
des maharadjas, eh bien ils ne l’ont pas! Mais c’est plus instructif et ça fait
les pieds. Par exemple, les latrines pour 17 personnes chez leurs amis
tibétains, c’est un WC turc et la salle de bains, un tuyau qui sort d’un
container d’eau dans le jardin. Pour eux, la normalité, pour les voyageurs la
précarité.
22h30.
C’était trop beau pour être vrai, ne pas être malade dans ce pays. AJJ avait
déjà eu une cystite en Suisse 40 ans auparavant et se souvient encore de la
nuit qu’il avait passée. Il secoue Ma qui lui administre dans un demi-sommeil
du Ciprodac 500. L’avantage ici,
c’est l'antibiotique instantané.
Les
germes se transmettent bien dans les hôtels. Dans les couloirs, corbeilles en
treillis de plastic maculées, renversées, déversant partie de leur contenu sur
le marbre luisant, restes de repas pris l'avant-veille dans les chambres, posés
à même le sol et qui seront ramassés un jour, serpillères, seaux d’eau brune
abandonnés sur le passage.
Le
matin, un fidèle chante une mélopée. L’air est encore doux. En milieu de
journée, il devient poisseux: ils sont 550 mètres plus bas et 200 km plus au
Sud que la veille.
Inde
terre de contrastes, le cliché est vrai. De votre lit, du 3ème étage
(sans moustiques!), vous voyez par la fenêtre se balancer les cocotiers de
l’autre côté de la rue, tandis que le ventilo du plafond brasse tranquillement
l’air. Clochettes, croassements, coassements, peu de voitures encore, c’est
idyllique. Tout cela, on le reçoit simultanément avec des ombres fortes. Le
plus sublime, le plus sordide ensemble, deux faces d’une même pièce. On ne peut
avoir l’une sans l’autre. Le prix du sublime, veut-on le payer? Et lorsqu’on a
choisit que oui, on ne peut plus s’échapper.
2
janvier, à la Poste. Charme fou, 1er étage au-dessus d’une épicerie,
balcon au frais avec banc et pot de glu pour coller les timbres, le havre
trouvé par hasard grâce à la sacro sainte panne de courant et de ventilo qui
rendait la chambre soudain intenable. Si on lui avait dit ce matin qu’il
écrirait 6 cartes postales, timbrées, estampillées, envoyées!
A
Gokarna, la plage est sublime sur des kilomètres. Juste un resto et des
paillottes de loin en loin. On s’installerait bien dans l’une d’elles pour
quelques jours ou semaines. « Quand on a le temps, on voit autre chose, observe
Ma. »
AJJ
négocie âprement deux objets.
Le
vendeur: « 185 roupies. »
AJJ:
« 200 roupies, d’un air de celui à qui on ne l’a fait plus. »
« D’accord,
fait le vendeur. »
Ma
lui explique gentiment.
« Ah
Merde, j’croyais que c’était 385 roupies! »
et
le vendeur encaisse les 200 roupies, regardant AJJ d’un air goguenard.
-
Le GDR, il ne parle pas du tout de Gokarna. Ils veulent se garder un coin
pépère, d’après Ma.
-
Ah ouais? C'est bien ici.
-
En Inde, la première impression est toujours épouvantable. Si on attend un
petit peu, ça se dévoile.
-
M'mm.
Deux
types s'interpellent d'une table à l'autre:
« Oh,
hello friend, happy new year! »
« Thanks,
happy new year to you too! »
« Did
you get my present? »
« Yes,
yes, it's very nice, thank you! »
« But,
I didn’t mail it! »
Le
plus jeune a rejoint l'autre à sa table:
« Listen,
lui dit fermement le plus âgé, I am an old man, things must be clear, no fucking,
no shit. »
« Yes,
yes, no problem. »
Et
ils partent dans une longue et amicale conversation, face à face, genoux contre
genoux. A une autre table, deux couples d’hommes trentenaires, russes,
ukrainiens?
Etranges
coutumes, comme Tensing, Ismael ne mange pas avec eux. Pas moyen de les en
faire démordre. Ismael les suit comme un toutou le soir, tout en refusant de
s’asseoir avec eux. Il converse volontiers dans la rue, vingt-huit ans,
anniversaire la veille, habite Hampi, copine là-bas, sait cinq langues, indi,
kannada, marati, telugu, anglais, urdu sa langue maternelle, mais à l’Internet
café, il se tient debout derrière eux.
Niveau
des prix
Lorsqu'il
reçoit la note en quittant l’hôtel de Gokarna, AJJ a des remords des vacheries
qu’il a pensées, Rps 608 yc taxes pour 2 nuits, 9 frs par jour pour une double
avec balcon! La veille au soir, 30 Rps le repas, excellents dosa et thali, 90 cts.
3
janvier, de Gokarna à Mangalore
Descente
de la côte Malabar jusqu’à Mangalore. Pour économiser le diesel, Ismael ne met
la clim que lorsque la route, en construction, se transforme en piste poudrée. Les
cocotiers sont bruns jusqu’à la cime. Certains tronçons sont très ravinés, trous
dans la chaussée comme si elle avait été impactée par de petits obus. Ismael
évalue leur profondeur et passe en général vite, technique Salaire de la peur. Parfois, le trou est plus gros que prévu et
l’essieu lâche une plainte. Ici ou là, il n’y a plus de route du tout, juste
des crevasses et d’énormes roches sur de vagues vestiges d’asphalte. A Murdeshwar, une gigantesque, kitch et moderne
statue de Shiva. Dans l’après-midi, essai raté d’étape en bord de mer. Le seul
hôtel, un complexe impressionnant sur la mer est « full » bien que
l’on n'y voie pas âme qui vive.
« We
wait a group tomorrow ».
« Could
we have a room for one night till tomorrow? »
« No. »
Il
y a bien un autre hôtel, plus loin à la gare des bus mais l’endroit est tout
sauf poétique. En route pour Mangalore donc! A l’hôtel Poonja International, accueil de maharadjas avec l’un d’eux à
l’entrée dès 6 pm, mais sans eau chaude, on reste en Inde tout de même. La
différence entre les hôtels bas de gamme et ceux de luxe en Inde, c’est que
dans les premiers, il n’y a qu’un robinet d’eau froide tandis que dans les seconds,
il y a DEUX robinets d’eau froide marqués cold
pour l'un et hot pour l'autre.
Promenade
apéritive dans la pénombre du crépuscule. Il doit y avoir encore de l’oxygène
dans l’air puisqu’ils restent en vie. Le seul avantage des femmes musulmanes
qu’ils croisent et qui ne laissent apparaître que leurs yeux, c’est le masque
anti pollution. Contrairement aux apparences, les fondamentalistes sont en
avance sur leur temps. La gorge en feu, après avoir inventé la broncho cystite,
ils finissent par trouver un « veg ».
De
blus en blus enrhubés et de boin en boin le boral, ils rebardents bour
Badigeri.
Madikeri
1'550
m. d’altitude dans le Lonely Planet et sur la carte routière. En réalité 1'150
m. Jungle vallonnée à perte de vue. Moins brûlant qu’en bord de mer. On revoit
le ciel ; peu de poussière. Moins brûlant? En théorie car, à peine
descendus de voiture, ils partent manger à 500 m. en fait plus de 2 km sous le
soleil au zénith. Ma s’extasie du paysage, tandis que l’AJJ avance bravement
comme d’habitude. Au retour, il finit tout de même par maugréer « Savais
pas qu’on allait faire un treck. »
Sur
la terrasse du resto, Ma sympathise avec un jeune Anglais qui a travaillé en
Corée et qui, avec son amie, revient en Angleterre au ralenti. Ils ont passé au
Vietnam, Cambodge, Laos, Thaïlande mais sont révulsés par l’Inde.
« Life
is cheap here, lâche-t-il. »
« Yes,
répond Ma, very cheap. »
« I
mean, human life. »
« Yes,
too. »
« Is
it the first time you coming to India? »
« Oh
no, I have been here many times! »
« Are
you telling me that you know how is India and that you come back, fait-il
éberlué?! »
Samedi
5 janvier
Toux
toute la nuit. La chikungunya n’a pas daigné frapper les baroudeurs de
l’extrême, les explorateurs de l’Inde profonde. Non, ils ne sont gênés que par
un vulgaire rhume et une toux bien de chez eux.
« Let’s
go to Mysore et quittons le pays Goorc! Mais pourquoi c’t’appelation Goorc? »
« D’abord
c’est Coorg Country et pas Goorc, ben ensuite… Google. »
Namdroling
En
route, stop bref à un settlement tibétain. Ils s’y débrouillent sacrément bien.
Tout est nickel autour des monastères, l’un en forme de grande roue de Luna
Park. On n’est plus en Inde mais à Ouchy ou à Gruyère, échope sur échope de
souvenirs, toutes plus kitch les unes que les autres. C’est une sorte de parc
d’attraction du week-end pour les Indiens. Beaucoup de mendiants: qui peut ne
pas donner à l’entrée d’un lieu saint?! Mais la concurrence y est rude. AJJ
sympathise avec un garde de sécurité qui lui demande des pièces de son pays et
un vieux mendiant en pleine forme et oeil malicieux qui s’allume un “bidie” de
contentement après qu’AJJ lui a filé un billet de 10 Rps. Ils expectorent la
même chose et se sentent proches, l’espace de quelques minutes. Trois moines
passent à côté du mendiant et ne lui donnent rien: un habitué évidemment. En
partant, comme Haddock dans Vol 717 pour
Sydney, avec les mêmes sentiments quand il refile discrètement un billet au
milliardaire Careidas qu’il prend pour un pauvre hère, AJJ glisse au mendiant
charismatique 50 Rps, une semaine de boulot.
Mysore
14h,
Hôtel Palace Plaza, la différence
entre la chambre « Executive
A/C » et la « Royal Plaza
A/C », c’est que dans la première, le mur devant la fenêtre est à 1
m., tandis que dans la deuxième, le mur et à 10 m. Dans les deux cas, aucune
vue ce qui oblige d’aller visiter le palais des Maharadjas. La chambre la plus
simple s’appelle « Deluxe ».
Ils demandent la « Divine
Suite » ou à défaut la « Imperial
A/C DeLuxe Plaza » mais l'hôtel n'en n'a pas.
Petite
arnaque sympa de rickshaws.
« To
Raja’s Palace how much? »
« Ten
Rps only. »
« Ok. »
Lorsqu’ils
s’en approchent, le conducteur explique que c’est fermé pour lunch-time et il
propose un autre site à quelques kilomètres, le musée Hindira Ghandi. Ils
acceptent. Plus tard, en repartant du musée, ils renégocient le trajet pour le
Raja’s Palace. Il y a trois rickshaws autour d’eux. Deux acceptent le compteur.
Let’s go avec l’un d’eux. Au bout d’un moment, Ma constate qu’il va ailleurs,
beaucoup plus loin.
« Raja’s
Palace, demande-t-elle? »
« Oh,
Raja’s Palace, fait-il tout étonné? »
Sans
intervention, ils avaient droit à la visite guidée de la ville… avec le
compteur.
Le
Raja’s Palace? Comme prévu, gros machin en stuc prétentieux. AJJ reste pépère à
l’ombre, tandis que Ma se tape la visite dans la foule du week-end. Elle tient
vingt minutes chrono.
Le
soir, ils donnent dans la sur adaptation, veg thali à volonté sur feuille de
bananier, sans couverts, « Toi manger avec la droite, Sahib! »
La
séduction se situe entre les lieux estampillés « à visiter » et
dans ceux-ci, c’est plutôt l’envers du décor qui captive.
Ismael
dort dans sa voiture parquée devant l’hôtel, eux dans une chambre royale avec
tabouret à fleur de lys.
De
Mysore à Somanataphur
Le
matin tôt, belle campagne, rizières et cocotiers, chars attelés de deux vaches blanches
sous d’énormes jougs. Seul signe de modernité, les pneus. Comment les vaches
savent-elles qu’elles doivent tenir si bien leur gauche? De loin en loin, des
grappes d’hommes emmitouflés, debout en attente d’une embauche pour la journée.
Accroupis les gens font leur crotte matinale dans les champs ou en bord de
route en lui tournant le dos. Des feux de tout ce qui est combustible
s’allument, restes de noix de coco, argol, sacs en plastic, pet. Les paysans
coupent le riz avec une faucille. « Tiens, toute cette paille sur la
route, doit être un char qui a perdu son chargement. Tiens, encore un amas de
paille sur cent mètres et sur toute la largeur de la route, avec des gens qui
balaient et qui en rajoutent. » « Ont pas de machines, séparent le grain
de la paille ainsi, en espérant que les voitures passent dessus, explique
Ma. » La voiture passe en trombe devant des sacred groves, puissance du
cerveau humain, ces multiples divinités qui imprègnent l’Inde.
Somanataphur
Temple
du XIIIème. Ils auront couvert dans ce voyage presque un millénaire de
constructions, preuve qu’ils se seront quand même un peu cultivés. Le meilleur,
être une heure trop tôt (le site est encore fermé) à attendre pépère que tout
s'éveille alentour. C’est très paisible. « Somanathapur ça vautl’dethur,
sort l'AJJ en grande forme. » Le plus beau temple visité de la quinzaine,
un bijou loin des hordes de visiteurs.
6
janvier 2008, back in Bangalore
AJJ
chantonne « Bangalore again », tout content de rentrer à la maison.
Il adore revenir ainsi dans une grande ville étrangère déjà apprivoisée. Il y a
ses marques, ses habitudes. Il vient de repérer au fond de son sac tout le
matériel de peinture trimbalé sur 1'000 km sans jamais toucher un pinceau. «Ah,
cette vidéo!», regrette-t-il, Ma sauve l’honneur avec quelques chouettes aquas
on the spot. En arrivant à Bangalore la première fois, il trouvait la ville
vétuste, même son centre nerveux de M6 Rd / Brigade Rd. En y revenant après 15
jours dans le Karnataka, il trouve Bangalore rutilante, éblouissante de modernité.
Après
le repas au vegetarian restaurant M’Gee,
le maître d’hôtel demande à AJJ:
« Do
you want the bill, Sir? »
« No
thank you but I would like to have the bill please. »
Pour
une fois que ce n’est pas Haddock qui prédomine, c’est Tournesol.
Autour
de 16h, ils sortent du M’Gee.
« J’aimerais
bien enfin aller sur le Net, après plusieurs jours sans.
« Chéri,
c’est dommage d’aller sur le Net le jour, dans moins de deux heures il fait
nuit, promenons-nous un peu les deux. »
« D’accord. »
« Oh!
Un magasin de blouses! T’es d’accord de m’accompagner pour me dire si tu aimes
ou non? »
« Ok. »
Ils
entrent, couloir profond, lumière artificielle et air conditionné. Une heure et
une blouse plus tard, ils ressortent par nuit noire, après qu’elle a oscillé
entre un pantalon large ou un étroit, entre un salvar ou un churidar.
« Moi,
prendre un churidar pour un salvar!? »
Epilogue
Bangalore,
6 janvier 2008. Superbe voyage, seul le positif surnage dans l’esprit des deux
vacanciers, incités à l’optimisme par les bocks de bière fraîche qui les
changent du régime strict de flotte tiédasse de la quinzaine précédente, interdit
socio-religieux-hypocrito oblige. Ils sont contents d’avoir parcouru autant de
kilomètres sans anicroche, sauf un
croisement serré avec un scooter qui a fait voler en éclats leur rétroviseur rapidement
réparé avec une colle de contact.
Ces
pins si caractéristiques qui tranchent sur l’horizon matinal semblent des gopurams.
Sont-ils la source inspiratrice des premiers architectes?
Comment
l’AJJ est-il devenu hindouiste? C’est en commençant à parcourir ce livre de K. Satchidananda Murty dans le vol de
retour qu’il avait acquis la veille dans une librairie de Bangalore.
-
Would you have a very simple book for a stupid person about Hindouism, avait-il
demandé au libraire?
-
Try this one, it'a a good book, lui remettant Hinduism and its development.
En
exergue du 1er chapitre, cette citation du Mahatma Gandhi:
« A
man may not believe in God and still call himself a Hindu. Hinduism is a
relentless poursuit after truth. »
Texte
et gribouillis, Christophe Mercier
Aquarelles,
Marianne Chappuis
janvier
2008
(mai
2014)
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