Friday, May 30, 2014

SALVAR ou CHURIDAR - Inde - Karnataka - 2008


Le 4 novembre 2007, des heures pour l’obtention des visas, la
magie de l’Inde s’enclenche.
A la policlinique, l’infirmière feuillette le carnet de
vaccination d'AJJ.
- Comme vous ne restez que 28 jours, vous n’avez pas besoin de
la vaccination contre la rage.
- Bien merci.
- La rage est toujours mortelle. A 100%. On la recommande
toujours aux voyageurs qui restent plus d’un mois, poursuit-elle
en faisant autre chose.
- Ah oui? Et pourquoi ne risque-t-on rien en moins d’un mois?
- Oh, simplement parce qu’on a moins de chances de se faire
mordre!

- Mais si je me fais mordre à la descente de l’avion?
- Alors là, il faut tout de suite, mais tout de suite laver la plaie avec de l’eau et du savon! Le virus de la rage, il n’aime pas le savon.
- Et si je me fais mordre en pleine campagne?
- Mais vous n’êtes jamais loin de l’hôtel. Vous êtes en voyage organisé bien sûr?
- Heu, ben, non.
- Mais vous allez dans de bons hôtels, vous avez réservé?
- Oui les trois premières nuits. Après, on ne sait pas très bien où on peut se trouver.
- En tout cas, la rage est mortelle dans tous les cas. Elle tue en trois jours à 100%. Mais comme vous êtes en Inde moins d’un mois, il n’y a pas de problème pour vous.
- Mais je peux quand même le faire? Après tout, entre 28 jours et 32 jours…
- Oui, bien sûr mais ça coûte 77 francs et quatre injections dont trois avant votre départ et une dans une année.
- Je crois que je vais le faire.
- C’est bien, après vous êtes protégé à vie.
Elle lui glisse une brochure éloquente où l’on voit un planisphère sur lequel tout l’hémisphère Sud est en rouge « risque élevé d’infection rabique » et des slogans du genre « Létalité: 100% ; la rage est toujours mortelle », « Danger de mort », « La rage n’est pas inéluctable », et un chien baveux, tous crocs déployés, babines retroussées et yeux fixes.



- Brrr, la première piqûre, s’il vous plait, vite!
- Et n’oubliez pas l’eau savonneuse quand même, si vous êtes griffé ou mordu par un chat, un singe aussi!
- Oui, oui, j’aurai toujours dans mon sac une bouteille d’eau et un bout de savon.
- Bien, mais vous verrez, il n’arrivera rien. Donnez-moi votre bras gauche ; vous êtes droitier?
- Oui.
- Alors le bras gauche. Voilààà… Pour les piqûres de moustiques, vous êtes au courant?
- Oui, oui.
- Maintenant les moustiques piquent aussi de jour, dit-elle toujours négligemment.
- Ah oui!?
- Oui et ils transmettent la dengue et la chikungunya.
- Ah bon?!
- Oui, il vous faut mettre des habits clairs, ils n’aiment pas le clair, et bien couvrants.
- Et, et il n’y a pas de vaccins contre ces trucs?
- Non.
- Bon, ben au revoir et merci beaucoup pour tous ces bons conseils ; il faut bien mourir un jour de quelque chose.
Elle rigole et il prend congé.


12 novembre
A la recherche d’un peu d’écoute, AJJ parle de ses peurs à Ma.
- ça fait des dizaines d’années que je vais en Inde, il ne m’est jamais rien arrivé. Il suffit de faire attention.
Il tente aussi sa chance auprès de son assistante.
- Si on a peur de tout, on ne fait plus rien, répond-elle.

« Bon, ben c’est vrai ça, pense-t-il, alors les diphtérie, fièvre jaune, hépatites A, B, C, D, E, F, G, méningite, rage, tétanos, typhoïde, bilharziose, diphtérie, dysenterie, paludisme, encéphalite japonaise, dengue, filarioses, leptospirose, maladie de lyme, méningite à méningocoques, opisthorchioses, rickettsioses, typhus des broussailles, typhus simple et autre giardiase n’ont qu’à aller se faire voir! »

***

13 novembre 2007
Suite à une crise immobilière sans précédent aux Etats-Unis, une débâcle boursière bat son plein. AJJ appelle un client pour l’informer que son dossier vient de perdre 4% en 10 jours. Le client est interloqué et inquiet. Pour le réconforter, AJJ lui décrit le dessin de Chapatte, en Une du Temps de la veille.
On y voit un homme, corde autour du cou, lestée d’une grosse pierre. Avant de se jeter dans le vide depuis Brooklyn Bridge, il dit « J’investis dans la PIERRE. »
Le client n’apprécie pas.
- C’est que, voyez-vous, quand ce genre de dessin apparaît, on est en général au creux de la vague, tente encore AJJ.
- C’est un peu bref comme analyse, non!?

- Euh…, oui, … accessoirement, l’économie générale ne semble pas contaminée par la crise financière. Enfin, pas encore.

“J'investis dans la PIERRE”

AJJ avait oublié que le pauvre gars plein d’espoir avait ouvert son compte en avril 2000, au moment précis où les actions s’apprêtaient à perdre la moitié de leur valeur en deux ans et demi d’une glissade infernale, l'éclatement de la crise des high-techs. Le client avait choisi le modèle « gain en capital » qui s’était instantanément traduit par « perte en capital ».

L’évocation du dessin de Chappatte n’était donc pas du meilleur goût.
- Je vous ai amené CHF 1'100'000 il y a 7 ans et il n’y a plus que CHF 1'050'000 aujourd’hui, je ne suis pas content du tout!
- Je, oui, euh, hem, je comprends, je me mets à votre place.
Ils prennent rendez-vous.
- Gael Vial mon successeur pourra-t-il participer à notre entretien?
- Oh! Oui!! Oui, très volontiers!!


20 novembre
Allez faire un tour sur le site d’Indian Railways pour réserver un billet!
www.indian.rail.gov.in. Cliquez sur « internet reservation », puis sur « train reservation », « userguide », « E-ticket »! Il faudrait en faire un print-screen pour le jour où ça n’existera plus. Bref, il semble qu’à vouloir voyager en train, ils n’échapperont pas aux achats sur place décrits dans Lonely Planet : « Avec la perspective d’y consacrer une demi-journée, réserver un billet dans une gare tenait autrefois du cauchemar. Les choses se sont heureusement améliorées, notamment grâce  aux systèmes de réservation informatisés sur Internet. » D’après ce qu’AJJ éprouve sur Internet et qui lui donne envie de descendre une bouteille de whisky cul sec, Dieu seul sait ce qui les attend dans les gares!



4 jours plus tard
La patience paie, le voilà membre d’Indian Railway Catering and Tourism Corp Ltd, IRCTC ou indianrail.gov. Mais, cela vient évidemment en toute fin du processus, on ne peut payer que par cartes sur des comptes dans des banques indiennes. Mais avec une bonne musique de jazz et en se donnant plusieurs jours, cela devient un vrai plaisir à tel point qu’il commence à développer une addiction aux chemins de fer indiens. Pour la soigner, il dîne un soir avec Ma chez une copine. Leur hôtesse raconte que les libyens, du jour au lendemain, ont imposé la traduction en arabe des passeports.
Arrivés à Tripoli, les voyageurs n’étaient pas avertis.
« Vous n’avez pas de traduction en arabe? »
« Non. »
Tampon « Refoulé! »
10 décembre
Fallait-il vraiment stimuler la pente paranoïde d’AJJ ?
Sa sœur, grande voyageuse, devait-elle vraiment lui donner ses trucs pour revenir indemne: désinfectant à l’iode, fiole de liquide pour purifier les mains, réserve de raisins secs, amandes et noisettes pour ne pas être obligé de manger local selon les circonstances?
- Au Tchad, racontait-elle à son frère, dans un endroit reculé, on passait aux hôtes une bassine d’eau douteuse dans laquelle chacun se lavait les mains. Je l’ai fait aussi, puis discrètement, j’ai débouché ma fiole.
L’infirmière de la deuxième piqûre anti-rabique, qui rentrait précisément d’Inde du Sud, devait-elle vraiment l’encourager à imprégner ses habits d’une solution anti moustiques? Du coup, il a acheté 3 litres de solution hospitalière désinfectante et des sprays permettant de traiter tous les habits de Ma et les siens. A faire en plein air, sans quoi le remède est pire que le mal. « Reste cool, on chope les maladies qu’on craint d’attraper par autosuggestion », l’avertit une copine lorsqu’il lui décrit ses dernières précautions!

11 décembre
Theo Duc et lui reçoivent une cliente.
- Quand partez-vous, demande-t-elle?
- Mardi prochain.
- Où allez-vous?
- En Inde.
- Où ça en Inde?
- Bangalore et Karnataka.
- Je vous conseille de prendre des seringues avec vous.
- Ah oui?
- Avec les aiguilles qui correspondent sinon, si on a les aiguilles, on ne trouve pas les seringues qui correspondent, et si on a les seringues, on ne trouve pas les aiguilles qui vont avec.
- Ah oui, intéressant, je vais y penser, mais avec tout ce qu’on m’a déjà conseillé...
- Les médicaments ce n'est pas important, on en trouve, mais la seringue!
- M’mm…
- Et les aiguilles!
- Je vais en parler à ma femme qui est du métier.
- Et les puces, vous y avez pensé?


- Non, à d’autres trucs oui mais pas aux puces. J’en ai attrapé cet été en Espagne, dans un bon hôtel sur la route de St Jacques de Compostelle.
- Vous voyez! Y’a qu’un truc pour les puces, ou plutôt contre les puces!
- Et c’est quoi?
- Vous savez ces colliers pour chiens antipuces. Vous en mettez un à chaque cheville. Je les enlève juste pour la douche.
- Et, … et ça se met juste pour dormir j’imagine?
- Non, 24 heures sur 24, sauf sous la douche. Les puces, elles viennent toujours par les pieds et elles remontent.
- Eh ben… euh, merci, prenant mentalement note de cette merveilleuse idée qui va le rendre si léger et si séduisant.


- Et puis aux WC, reprend-elle avide de rendre service.
- Oui?
- Vous savez, il y a parfois des odeurs, bref, vous craquez une allumette. Le souffre brûlé les chasse. On se demande pourquoi il y a des boîtes d’allumettes dans les toilettes, c’est pour ça.
- Ah, et bien merci bien de ces bons conseils.
- Oh des conseils, se marre-t-elle, juste des idées! Ayez toujours des allumettes sur vous quand vous allez faire votre affaire!
- Pourquoi tendons-nous à prendre toutes ces précautions au lieu d’être fatalistes?
- Parce qu’on a peur de mourir. Pas de la mort mais de ce qui précède, de mourir.
- Oui, ça doit être ça, c’est le cœur.
Théo Duc a dû supporter leurs bavardages durant deux heures avant de craquer et de consulter sa montre. Cette cliente s’était exclamée « MERDE! » lorsqu’AJJ lui avait annoncé son départ à la retraite. Alors, ils y vont en douceur.



***


18 décembre 13h, Heathrow, boarding or not boarding



Deux heures plus tard dans l’avion. Le vol se passe sans histoire, à part qu’ils sont toujours sur le tarmac, volets fermés, TV allumées. C’est comme en plein ciel, froid de canard en sus. Parfois le capitaine crachote quelques phrases incompréhensibles desquelles surgissent quelques bouts identifiables « distribution of drinks », duty free », « four o’clock », « tax free goods », « thank you for your patience ». Le personnel de cabine se réchauffe en distribuant aux passagers de l’eau et des jus d’orange. Vers 4h, ils devaient partir à 2h moins 10, ils se résolvent à regarder The Bourne Ultimatum, 3ème épisode. « Peut-être, pensent-ils, cela fera-t-il démarrer ce zinc. » Et en effet ça marche: en plein générique, le film se coupe et l’avion s’ébranle. Il fait nuit à présent.
- C’est bien, dit Ma qui positive toujours, au lieu d’arriver à 4h du mat, on y sera à 6 1/2h.
- Oui et pour le prix d’un vol de 8 heures, on a celui d’un parcours de 11 heures, c’est une affaire.
16h30 en bout de piste. Immobile. Le haut-parleur crachote    « … not to long … before… hopefully… in queue for take-of…2 or 3 minutes… thank you very much… » Ding, dong, ding, dong, ding, dong, quart de tour sur la droite, points de lumière, rouge, verte, jaunes, fixes, clignotantes, encore un quart de tour sur la droite, le ventre de la bête émet des bruits sourds, et c’est parti!


Bangalore 19 décembre
Il pleut. Les papiers gorgés d'humidité leur rappellent les croisières sur le lac. Ils se gobergent de bonnes choses pendant que les intestins fonctionnent encore. Autrement, c’est l’Inde sans surprise ou plutôt surprises souriantes à toute occasion, la réservation de train mystérieusement différée de 2 jours, le minuscule point Internet niché au fond d'un couloir de condominium, le jazz des klaxons, le « Gautham tours, Travels, tourist Car Operators » : une table métallique, dix doigts de pieds en éventail en dessous et, en dessus, un aimable moustachu avec un gros téléphone des fifties.

Ici, il n’y a rien à voir, donc aucun touriste, c’est bien. Aucune vache non plus. Par contre un steak house. Le centre ville ressemble à une ville de l’Ouest américain en plein essor telles qu'on les voit dans les westerns. Cela doit aussi avoir quelque chose du Londres de la fin du 19ème. Intensité du trafic, des piétons, bigarré, foisonnant, rues partiellement asphaltées, trottoirs défoncés, cohabitation du plus sordide et du plus fashion. La nuit, les néons escamotent les murs lépreux, la pluie a rempli tous les trous, les rues se sont transformées en bras de mer recouverts de myriades d’îlots.

« Rain brings Tamil Nadu to its knees », titre le Times of India, « More rain on the way », tout ça sonne très british. Bangalore est au bord d’un cyclone qui a passé à l’Est par Chennai (Madras).

20 décembre
Une averse les a poussés dans un restaurant signalé par un portier déguisé en amiral en tenue d'apparat. Ici comme à New York en août, chaud dehors, froid dedans. A 16h, rideau de pluie type mousson. De derrière la vitre, l’amiral leur fait signe de ralentir leur sortie en mimant des cataractes.

Sans doute allergiques aux gaz d'échappement, il n'y a pas plus de moustiques que de vaches. les clichés s'estompent.

Et pourtant, sur Residency Rd, à la porte de sortie d’un commerce d’électronique Tata flambant neuf, débouche une rue dans la pénombre : trois siècles d’écart sur dix mètres.

Sur Brigade Rd, on n’échappe pas à Noël. Quelques pères Noël sveltes et dansants accrochent les passants pour les attirer dans un discount.

L’Indian Express titre « Confident India : Jaguar Land Rover sale to Tata today ».

Ils doivent encore passer 3 jours à Bangalore. L’excellente cuisine et les téléphones à British Airways pour tenter d’avancer leur retour, "nouveau dada" de Ma sous un prétexte professionnel fallacieux, suffiront-ils à les passionner?

Ils espéraient mincir grâce à l’inévitable tourista. Eh bien non, cela tourne plutôt au séjour gastronomique.

En rickshaw jusqu’au Bull Temple qu’AJJ, en bon financier, se devait de visiter, inhalation de Co2 et autres exhalaisons. C’est un temple proche de l'aéroport avec une grosse statue de taureau bossu et gras sculpté dans une pierre noire, avec tous les attributs classiques de l’adoration humaine. Lorsque le prêtre tente de bénir AJJ d’un point rouge entre les yeux, il recule brusquement et se contente d’un bouquet de jasmin. Devant le temple, sous les jets en take-off et l’œil placide d’un flic, des garçons s’entraînent au cricket sur la terre rouge encore humide.

L’AJJ s’était bien juré d'être zen durant ce voyage. Un aller et retour d’une demi-heure en tuk-tuk dans la circulation frénétique a eu raison de ses bonnes résolutions. Chambre à gaz mobile, la crasse, le bruit, les ordures, la misère, le kitch décati par les moussons, les prises de risques insensées des conducteurs, bref, tout ce qui fait qu’il préférerait être ailleurs. « Seuls les cinglés, les désinformés, les mystiques, les masochistes de tout poil peuvent avoir l’idée de passer leurs vacances dans un endroit pareil, rumine-t-il. »

De retour dans le centre, ils sont assis à un café sur Brigade Rd, à ras le trottoir. Ce qui permet aux jeunes mendiants de déranger l’AJJ pendant que son altesse déguste son capuccino. « C’est un comble, s’indigne-t-il, cette misère qui ne veut pas rester à sa place! » « Plus que 24 jours, compte-t-il mentalement, tenir, tenir, ne pas craquer déjà maintenant. »
Pour se ressourcer, ils se sont précipités chez Tata y acheter un caméscope dernier cri pour enregistrer tout cela.


De l’effet du Teacher’s sur les sceptiques : la fiole de secours, que Ma a achetée à Londres pour le cas improbable où le moral d’AJJ baisserait, produit son effet apaisant.


Samedi matin, au petit déjeuner, deux européens frais arrivés et déjà déguisés en adorateurs d’un gourou local, tout de blanc vêtus, colliers de coquillages autour du cou.

Conducteur de rickshaw
- Sightseing, sightseing, one hour, twenty roupies, sir!
(10 Rps = 30 cts ; 100 Rps = 1 repas au resto)
- Comment s’en sort-il, demande AJJ à Ma?
- Avec les commissions dans les boutiques.

Church Rd, un troquet en plein air, cinq marches sous la route.
- Tu veux manger ici?
- Peut-être pas, autant être malade le plus tard possible.

Ils commencent à être connus des mendiants du centre et finissent par connaître leurs trucs, vraies blessures aux chevilles des garçons, faux certificats d’études de jeunes filles, vrais cris de bébés pincés dans les bras de leurs fausses mères, faux collectionneurs de vraies pièces de monnaie étrangères, vrais casse-couilles sans prétexte, vrais vieux accroupis dans l’ombre qui ne font qu’attendre patiemment que quelqu’un les remarque.

Ils font partie du paysage. Les vendeurs ambulants de serpents, d’échecs, de backgammon ou de montres ne les accrochent presque plus.


Les mimiques sont différentes des européennes. Pour dire Non, relever le menton brusquement, un peu comme Mussolini à la tribune. Pour dire Oui, secouer lentement la tête latéralement en souriant.

Le nouveau patron de Citibank est indien et fait la Une du Business Week.

23 décembre
- Tanks you come again, leur dit le maître d’hôtel du resto tibétain Shangrila d’un ton et d’un air aussi sinistres que s’il leur faisait ses condoléances.
- How are you doing, ajoute-t-il, toujours aussi triste?
- Well and you?
- Well, very well, fait-il, plus Buster Keaton que jamais.
AJJ commande un chili-veg-rice.
- Chili not good for you, Sir,
- Thank you, I try anyhow.


Une jeune femme voilée de noir de pied en cap, un gros casque noir de moto à la main, les pieds nus dans des sandales à ravir, le must de l’érotisme.




- Toutes les femmes devraient s’habiller ainsi, décrète AJJ, plus faciles à dessiner, masque anti pollution, égalité des chances dans la séduction.


***

Dans le train de nuit Bangalore – Hospet, privilégiés des privilégiés dans la classe 1A, un compartiment wagon-lit pour eux seuls. Sur un train de combien de wagons, 30, 50? Quatre compartiments comme cela en tout et pour tout. Un policier arrache une grappe de gens qui pend du train qui s’ébranle. Ma est bonne navigatrice. Si ça n’avait tenu qu’à AJJ, ils seraient encore en train de faire la queue devant le guichet No 8 au lieu de s’être rendus sur le quai No 8. Douillettement couché dans ses draps propres, il tente d’atténuer une vague culpabilité crypto colonialiste. Sans difficulté particulière: les compartiments voisins sont tous occupés par des familles indiennes.


***


Vija, 24 décembre
Le village d’Hampi est collé à un temple en activité. C’est presque trop beau, trop authentique pour durer. Il y a déjà une ou deux boutiques dans les transversales, les prix monteront, les habitants seront chassés par la vie chère. Pour l’heure c’est totalement préservé. Vie traditionnelle des villageois, beaucoup de fidèles de passage et peu de touristes. Ce qui pourrait sauver l’endroit, c’est que c’est un site religieux actif. Les indiens sont si nombreux qu’ils surpasseront toujours en nombre les touristes étrangers.


Iana, 25 décembre
Vijaiana, 2ème mouvement, 4ème syllabe
Avant l’aube ils sont allés faire un tour. Les habitants balaient devant leurs logis puis dessinent avec de la poudre blanche, directement sur la terre battue, de beaux motifs géométriques qui ne dureront que la journée. En ce jour de fête, la pleine lune de décembre où l’on rend hommage à Shiva, les peintures sur les sols de boue séchée sont nombreuses et éclatantes. Aspirés par des files de gens qui quittent le village dans la nuit, ils se retrouvent dans la lumière naissante à la rivière. Ablutions matinales au ghât de roche lisse du rivage, pêcheurs en barques rondes qui jettent leurs filets sur l’eau immobile, yoni, symbole féminin de Shiva, gravé dans la pierre caressée par le soleil levant, communion devant celle-ci de villageois respectueux, Ma et AJJ émus par l’esthétique du lieu, l’harmonie paisible qui s’en dégage et la tolérance à leur égard. Shiva est bien le bon, le gentil, celui qui porte bonheur.

De retour dans leur chambre rose sur les toits, rumeur du village, appel d’un marchand ambulant, discussions animées, cris d’enfants, bruits de couteaux des tailleurs de coco, musiques distantes mêlées.


A l’arrière d’Hampi, dans le monceau de détritus, décharge du village, un couple âgé fouille dans la pente abrupte qui tombe sur la rivière.




A 400 mètres en amont, le Mango Tree Restaurant. S’y retrouvent quelques Indiens égarés parmi les touristes étrangers. Les sièges et tables basses en béton sont étagés sur plusieurs terrasses orientées vers la rivière. Une vache blanche laboure sans relâche les mêmes 30 m2, un pêcheur fait semblant de pêcher, le thali est bon malgré la difficulté de manger avec la seule main droite (la gauche est réservée à d'autres usages) un plat en sauce sur feuille de bananier.


Une mendiante lépreuse tient sa sébile contre sa poitrine avec ses avant-bras et brandit ses moignons.


Un chien galeux a trouvé refuge sur leur terrasse.


Le soir, ils dînent sur un toit, la rumeur de la fête monte tous bruits mélangés, odeurs d’encens et de feux de bois.
- On est quel jour de la semaine?
- Aucune idée.

Bon signe.








Gara, 26 décembre
Vija – yana – gara, 3ème mouvement
L’empire Vijayanagara l’endroit où ils sont, a dominé l’Inde du Sud du XIVe au XVIe siècle. La rivière s’appelle Tungabhadra. Les noms sont aussi complexes que la religion hindouiste. Il serait plus facile de visiter l’Egypte ancienne:
- Qu’est-ce que vous avez vu?
- Thèbes, Louxor, facile de répondre.
Mais en rentrant d’Inde:
- Tu as vu quoi?
- Euh, je ne me souviens plus du nom, … mais c’était beau, oh oui!
Par exemple, pour le pain de sucre de Hampi qui sert aussi de temple, passe encore de mémoriser que c’est un gopuram, mais comment retenir, pour briller en société au retour, des phrases tirées du guide du genre: « The main Virupaksha shrine is entered through the ornate rangamandapa built by Krishnadeva Raya in 1510. »



Dans la cour du grand temple, un homme en blanc tient, concentré entre ses deux mains un modeste lingam. Il y a foule autour de lui. Ma et AJJ repassent une heure plus tard. Il est toujours dans la même posture, attire toujours autant de monde. Ils parviennent à guigner par dessus une épaule: le lingam de pierre s’est érigé de 20 cm.

- Ça s’appelle comment déjà ces petits-déjeuners en forme de tuyaux d’orgue, demande AJJ?
- Des dosas, répond Ma.

- Ah oui, merci ; ça n'a rien voir avec les dosas mais allons voir Narasimha, cet espèce de gritche, tu sais ce monstre abominable né de l'imagination de Dan Simon dans Hyperion, et qui fait penser à une réincarnation de Vishnu. On le priera de te débarrasser de ton rhume et de ne pas me le refiler.


Par dessus une barrière de barbelés, AJJ filme une vache blanche à bosse, un rocher rond et le gopuram. Deux jeunes types qui passent le lui interdisent en gueulant. AJJ arrête de filmer car ils sont menaçants. Après avoir rangé la caméra, il les poursuit:
- Sir, sir why?!
Ils répondent en kannada, la langue locale qu’il ne comprend évidemment pas. Répondraient-ils en indi que ça reviendrait d'ailleurs au même.
- Why is it forbidden, insiste-t-il en les poursuivant ?
- Religion ?
- Any fee to pay?
L’un d’eux finit par se retourner, s’arrêter à moitié et à éjecter en marchant en crabe:
- BLAST!! en écartant ses mains violemment, et il rejoint son compagnon.
AJJ abandonne et se demande. « Reste à éclaircir ce qu’il ne faut pas photographier qui risque de provoquer une explosion. La vache à bosse? Le rocher rond? Le gopuram? La juxtaposition des trois? Leur enfilade depuis des fils de fer barbelés? Sont-ce les gardiens de la révolution hindouiste? Tiens, c’est la première agressivité ici. »
A ce moment, le moins violent qui est revenu sur ses pas, lui tend quand même la main en signe d’apaisement, ayant constaté que l’AJJ respecte leur croyance. « Bien obligé, se dit celui-ci, ils sont deux, deux fois plus jeunes que moi et ils ont un milliard 200 millions de copains en appui. »

Au lingam monolithe de Shiva, le mystérieux succès de Ma ne se dément pas. Au lieu d’admirer la sculpture sacrée, une troupe d’écolières se masse autour de Ma, tournant carrément le dos au lingam. Le sacrilège n’a pas de limite.


Elle est exactement comme Haddock dans une scène de Tintin au Tibet lorsqu’il est entouré d’une meute de gamins.

La colline juste au-dessus du gopuram de Hampi, un air de ce que pouvait être l’Acropole au 18ème siècle?

« C’est un grand privilège d’être là maintenant, pensent-ils. »


Mercredi 26 décembre 2007, 22h, extrait au crayon du journal d’AJJ pour cet aveu difficile.
« Je soussigné, sans avoir eu recours à aucun produit tonifiant, sans être outre mesure sous l’influence de l’alcool (je ne boirai un whyski whisky que tout à l’heure et je devrais savoir à la longue que ça s’écrit comme Trotskysme et pas comme Trotski), certifie ci-après commencer à aimer sacrément ce pays. »
Mais vous aurez compris que c’est un aveu à prendre avec des pincettes car il a été fait sous l’influence immédiate d’une soirée sur la terrasse du Viki, avec panne de courant mais momos et banana lassi à se damner pour le gritche.

Dans la journée, ils ont fait un tour au temple Virupaksha. Même Ma, qui en a vu d’autres, est épatée par la foule assise, debout, à genoux, à croupetons, dormant, préparant à manger, buvant pépère dans la première enceinte du temple. Une famille demande par gestes à AJJ de la filmer. Il obtempère. Mais il semble que le geste de « venir » veuille plutôt signifier « allez plus loin » car plus il filme et plus il se rapproche, plus on lui fait signe de se rapprocher avec des visages qui deviennent franchement hostiles.

En arrivant devant la pension Pushpa, une jeune et jolie femme dans un beau sari est en train de masser le cul d’une vache sacrée. La vache manifeste son contentement en levant la queue. La femme la masse fortement, juste sous l'anus.
- Elle fait quoi?
- Un massage.
- Ayurvédique?
- Juste un massage.
- Allez, c’est quoi?
- Elle prélève l’urine.
- Tu charies encore!
- Non, c’est vrai. Ils la mélangent à de la terre pour nettoyer les sols des maisons. Ça a une fonction antiseptique.
- Et pas de la pisse d’homme, demande-t-il finement?
- Non parce que c'est pas sacré.
That’s it.

VIJAYANAGARA, finale, 27 décembre
Trop de temples. Ça tourne à l’indigestion de ruines. Il n’y a rien qui ressemble plus à une ruine antique qu’une autre ruine. Saturation de vieilles pierres et de gloire passée, toujours la même sur des km2.
Heureusement, il y a les porteurs de sable, les cueilleurs de bananes, les cris des écureuils. La brise du Kiky’s roof. La tension monte dans le couple. En allant à Badami le lendemain, Ma aimerait faire un crochet par Aiholi et Iseplutrokoa, y voir des vestiges prestigieux. Si oui, départ à 8h, arrivée vers 16h. Si non, comme le préconise évidemment l’AJJ, départ à 8h, arrivée vers midi à Badami pour repas, recherche d’un logement et sieste. La culture vaincra-t-elle l’inculture? « Ah, trouver un coin de vacances où il n’y aurait rien à visiter, soupire-t-il intérieurement! » Ils ont fini par passer un accord: ils feraient le crochet en visitant un seul temple dans chacun des deux sites d’Aihole et de Patakal. Il reste à l’AJJ à extorquer un chronométrage serré des deux visites… et à Ma de se munir subrepticement de bananes et de mandarines pour calmer les crises d'hypoglycémie du fauve au moment ad hoc.

La prière de la veille à l’avatar de NARASIMHA, c’t’espèce de gritche réincarnation de Vishnu, a fonctionné: Ma dessine, peint comme quatre, signe que son rhume bronchiteux est en régression. Les sulfamidés qu’elle ingurgite depuis la veille ont peut-être aussi donné un coup de pouce bien que l’AJJ n’y croie guère. Quant à ce dernier, eh bien il a suffi qu’ils achètent à la pharmacie une plaquette de 10 sulfamidés de remplacement « au cas où », découpée aux ciseaux, vendue au détail comme des cacahuètes pour 70 roupies, soit 2 francs et sans leur poser des tas de questions, ah oui, eh bien quant à lui, son rhume naissant a disparu à la simple vue des médicaments, ah non pardon grâce à la prière à NARASIMHA.

Toit du Pushpa Guest House à Hampi, cinq heures de l’après-midi, inventaire des bruits.
balayements sur les sols
femme hèle d’une voix criarde
homme parle
bébé pleure
batterie + trompette, rythme binaire
seau vidé, la hanse tape le bord du seau comme un gong
eau jetée sur un sol dur, tchaf!
cris d’enfants qui se chamaillent
un oiseau piaille
un klaxon fait juste tut
moteur de rickshaw qui passe
klaxon lointain de bus, genre barrissement d’éléphant
lourde bassine traînée sur un sol de béton
un cocorico
une moto enclenche son moteur
un chien aboie
une caravane passe
tut
brrrrbrrr


Coup d’œil sur le Web dans un café, « 12 minutes ago, Benazir Butho seems to be assassinated in a blast. »


Ma et AJJ rencontrent dans la rue un couple dont l’homme est un tamoul déguisé en Français qui se moque sans cesse des Suisses et des Belges. C'est un enfant adopté qui, à part son look, a toutes les caractéristiques du beauf si bien synthétisées par Hergé dans le personnage de Séraphin Lampion. Ils achètent ensemble des mandarines et des bananes à une marchande ambulante qui ne roule pas sur l’or. Les deux Français pinaillent sur le prix des produits et sur leur qualité. Ils emmerdent la gentille petite vendeuse. Les bananes ne sont pas mûres, les mandarines ne sont pas assez fermes, deux roupies (4 cts d’Euro) la grande banane, c’est trop cher, dix roupies les trois mandarines aussi, etc.

Le patron de Pushpa Guesthouse leur explique pourquoi le temple de Virupaksa d’Hampi est si bien conservé. C'est parce qu'il est dédié à Shiva. Les derniers rois de Vijayanagara ne construisaient plus que des temples dédiés à Vishnu ou à ses dix réincarnations. Les gens de Hampi qui préféraient Shiva en étaient mécontents.


Les conquérants musulmans du XVIème siècle ont donc promis aux adorateurs de Shiva qu’ils ne détruiraient que les temples de Vishnou s’ils prenaient le royaume, à condition que les shivaïstes trahissent les vischnouistes. C’est donc grâce à la traîtrise que le gopuram Virupaksa d’Hampi est encore si magnifique aujourd’hui alors que les vischnoueries ont toutes été cassées, sauf Narasimha (le gritche) réincarnation de Vischnou, que les Mogols ont prise pour une réincarnation de Shiva tenant sur ses genoux Lakshmi déesse copine de Vishnou. Les envahisseurs n’ont donc détruit que Lakshmi pensant qu’elle fricotait avec un avatar réincarné de Shiva, alors qu’elle était bel et bien sur le genou droit de son légitime avatar, d’une réincarnation de Vishnou, c’est pourtant simple. Bref, il est clair que les Mogols se sont fichus dedans ce qui a sauvé cette terrible statue vhishnouesque. D’ailleurs le Shiva lingam qui est juste à côté de Narasimha a été épargné parce qu’un lingam, c’est toujours lié à Shiva, ce qui est plus facile à retenir pour des monothéistes.

Badami, vendredi, finie la poésie, retour sur terre.
L’hôtel cher, chambre de luxe, pompeusement nommé « Rajsangam International », est super crapote. C’est vraiment étonnant ce que ça peut être dégueulasse. AJJ le dit au « manager » de 18 ans. Il fait un peu nettoyer, c’est à dire déplacer la crasse, et ne tarde pas à se venger.
- You look old, assène-t-il.
- What age do you give me, espérant qu’il dira 50 ?
- Seventy.
- He is eighty, lance Ma!
- Oh, oh, you look very young for eighty!
- In fact, I am sixty.
- Ah…, s'en fout-il et il passe à autre chose.

- Il y a trois cintres dans l’armoire dont deux sont cassés.
- Prends-le.
- Non, je t’en prie, prends-le toi.
« C’est bizarre, il y a des moments comme ça où on a hâte de rentrer chez soi, rumine l’AJJ. »
Il y a de tels vides entre le bas des portes et le sol que la chambre est susceptible d'être envahie par les moustiques au crépuscule. Comme c’est AC (Air Conditionned), rien n’est prévu pour pendre une moustiquaire. Ils tentent de l’accrocher à une lampe du plafond. Sans succès.


Calfeutrer les deux pas de porte (terrasse et corridor) d’un tissu imprégné de NoBite, méthode éprouvée avec succès à Cha-Am en Thailande? Laquelle de ses quatre chemises sacrifier? Acheter un vague tee shirt pour cet usage? Pendant que l’AJJ est plongé dans Jurassic Park, Ma s’est endormie paisiblement sans réaliser qu'il va la sauver de la malaria.

L'appel à la prière, il est six heures.

Ils sortent de l’hôtel sur la grand'rue dantesque. Finalement, après avoir fait un tour, l’hôtel paraît presque propret en comparaison. « Quel pays, mais quel pays! dire que l’on va s’habituer, c’est sûrement déjà en marche! »

Le soir, grand jour, première bière du voyage, après dix jours sans. Accélératrice d'adaptation, une King Fisher Premium sur la terrasse cachée de la route beuglante par tôles, grillages et plantes. Il n’y a que des hommes, et à moustache. Outre la bière, filmer permet à l’AJJ de supporter l’inconfort et il est vrai que les sujets sont extraordinaires. Il n’y a pas un seul café Internet en ville, c’est dire si le lieu est peu touristique. Juste quelques cinglés d’occidentaux amoureux des vieilles pierres et du dépaysement. Sur cette terrasse discrète, la rumeur est si forte qu’ils doivent renoncer à se parler. AJJ surplombe le bar et observe le manège. Hommes et femmes viennent s’y enfiler cul sec de très gros whisky à l’eau. Ça se passe très vite, en trente secondes à peine, et pfouit, ils sont déjà loin. Un homme se racle la gorge sans cesse: l’AJJ pourrait vivre ici, il passerait inaperçu. On sert aussi du whisky en berlingot d’un déci et demi, comme de la crème en Suisse.


Badami, samedi 29 décembre, 6 heures du matin. Dans son sommeil, AJJ interprète l’appel à la prière transmis par de puissants hauts parleurs tout proches, comme une sirène d’alerte aérienne. Il fait encore nuit noire.
Lorsqu’ils sortent le matin dans la grand'rue poussiéreuse du cœur de la ville, ils ont l’impression que celle-ci a subi un bombardement partiel vingt ans auparavant et que certains bâtiments n’ont jamais été réparés ni reconstruits. Ils ont dû s’effondrer un jour dans l’indifférence, c’est tout.
Ils intriguent ici. Surtout les jeunes qui leur disent toujours bonjour dans la rue et qui ont soif de leur serrer la pince. Après le plus culotté, dix, quinze enfants suivent, du plus grand au plus jeune. Ils adorent être photographiés, ce qui simplifie et complique tout à la fois les prises de vue.

Le seul qui leur fait la gueule est le préposé néostalinien au desk de l’hôtel: on a dû lui dire qu’ils avaient râlé pour la saleté de la chambre. Quand on lui rapportera qu’ils ont cadenassé leurs sacs! Après le déjeuner, ils sont trois étranges jumeaux au desk, moustachus sévères à la Plekszy-Gladz. Dans la chambre pas encore nettoyée, AJJ s’étonne auprès de Ma de cette hostilité si inhabituelle en Inde. Quand on saura tout! Elle lui avoue avoir eu cet échange avec le jeune « manager »:
Lui: « Il paraît qu’en Suisse, on peut avoir une copine avant le mariage et des relations. »
Elle: « Oui c’est vrai. C’est peut-être grâce à cela qu’il y a moins de viols qu’en Inde. »
Circonstance atténuante: elle est en ce moment imprégnée d’histoires vraies horribles, récit best-seller d’une directrice de prison indienne. Trois jours plus tard, elle décrètera:
- On ne risquait pas de représailles pour le cadenassage, ils ne nettoient jamais les chambres au Rajsangam International.
- Oui, et tu as vu ce commentaire marrant du GDR?
- Non, lis-le.
- « (…) un hôtel tout récent ; du coup, on ne sait pas si ce n’est pas tout à fait fini ou si ça a déjà commencé à se décrépir (…) »

Jour de lessive, le caniveau ruisselle. Est-ce la ville de la poussière, des mouches ou des cochons? Il n’y a aucune vache mais beaucoup de singes comme à Hampi et surtout une multitude de cochons anthracites qui font office de voirie. Reste à construire par une OGM un cochon qui, outre la merde ce qu'il fait déjà, boufferait le papier, le plastic, les métaux et la poussière. Badami deviendrait exemplaire de propreté helvétique et se jumellerait avec Zermatt.



Graduellement, la ville dévoile ses charmes. Ils évitent pour l’instant les inévitables grottes prises d’assaut et font un tour champêtre du lac. Lavandières, buffles au bain, petit temple nettoyé à l’acide qui se déverse… dans le lac, enfants polis pour les uns, impolis pour d’autres. S’ils avaient satisfait à toutes les demandes de « pen » des gosses d’ici, il leur aurait fallu un camion suiveur.


Ma vient de finir son quatrième dessin.


Dans le train de nuit, de Bangalore à Hampi, il y avait des blattes. J’t’ai pas dit sur le moment, pour pas que tu tournes comme une hélice toute la nuit.
- Ça a pas un autre nom aussi?
- Oui des cafards, ils entraient et sortaient du lavabo qu’on n’a pas utilisé d’ailleurs.


Dimanche 30 décembre, Badami toujours
Ils vont aux grottes avant la foule, tôt: singes, gosses, statues les plus belles du voyage.
Dans un resto, les taches sur le jaune clair des nappes sont mises en évidence.
- T’as vu, ils ont mis des lampes longue durée partout ici?
- Oui, et des nappes longue durée aussi.

Un homme stone dort pépère au milieu du trottoir dans le charivari habituel. Ce que nulle caméra ne captera jamais, c’est la chaleur de milieu de jour (dire que c’est la saison froide!), l’intensité du bruit et cette odeur, ce mélange si subtil de CO2, de SO4, de feux de cuisines, de poussière de route et de massala grillé, fragrance complexe que Ma hume avec délice à chacune de ses descentes d’avion. Le repas est fabuleux comme d’habitude à Badami, fried papad, massala rice, œuf cachemiri, nouilles aux œufs, le tout si épicé qu’ils ne savent plus pourquoi ils transpirent, un festin pour 3,60 francs.


AJJ farfouille dans son sac:
- Zut, plus que deux carbolevures ; t’en as, demande-t-il inquiet à Ma ?
- Non, je croyais que c’est toi qui nous munissais pour les deux.
- T’as rien dans la pharmacie ?
- Non, mais comment ça se fait qu’il te reste plus que deux capsules?
- Ben, j’en prends deux par jour «  au cas où », dès la montée dans l’avion.
- Mais… Tu sors ça d’où ?
- C’est ma sœur qui m’a dit, c’t’une grande voyageuse, elle a des super trucs pour prévenir la diarrhée, d’ailleurs j’en n’ai pas.


Que d’écart entre les plus pauvres et les plus riches ici. Il y a déjà bien plus de millionnaires en Inde que d'habitants en Suisse.
 « On le sait, songe AJJ, ça enfonce un lieu commun mais quand on voit cette vie moyenâgeuse tous les jours, c’est plus intense. Pour que l’intensité soit accomplie, il faudrait le vivre soi-même une année ou deux, si l’on y survit plus d’un mois. Que serait la vie sans carte de crédit, sans carte Cumulus, sans eau courante, sans eau chaude, sans poubelle, sans WC, sans électricité, sans réfrigérateur, sans Internet, sans ordinateur, sans téléphone portable ni garde-robe, avec juste une brosse à dents pour se les laver sans miroir, devant les touristes qui passent voir les ruines, avec un peu d’eau plus ou moins claire, avec juste un gobelet d’eau pour se laver le fondement après avoir marché jusqu’à un coin tranquille loin du village, sans TV, sans radio, sans hi-fi, sans soins dentaires ni médicaux? »

Vous avez vu le film Barbarella de Roger Vadim, tourné en 1968 avec Jane Fonda? Ou les Oiseaux de Hitchcock? ça commence tout gentiment. Dans la charmante bourgade de Badami, puis sur le haut plateau caressé par le vent du soir, ça se passe aussi ainsi. Des Hello! Hi! What is your name? From which country are you? Photos? Chocolate? Chewin gum! Roupies! Puis ça tourne vite, sous l’effet de meute, à sacs tirés, coups par derrière, injures, gestes agressifs, attouchements de plus en plus audacieux.

Dans le village, il y a quelques bandes de gamins genre guerre des boutons qui les emmerdent sec chaque fois qu’ils passent et outre le fait que le village est plutôt sympa par ailleurs, ils sont obligés de le traverser pour aller sur les falaises où il y a des vestiges archéologiques.

Sur le plateau, une classe d’ados en visite culturelle. AJJ est assis seul sur un rocher. Nuée d'étourneaux, ils s’abattent sur lui. Il reste assis entouré par une trentaine de gars debout faisant de la surenchère dans l’excitation et l’impertinence. Le plus grand, qui doit déjà avoir redoublé trois fois, parle à AJJ en Kannada ou peut-être en Indi. Les autres éclatent de rire lorsqu'il passe son bras autour de l'épaule d'AJJ et lui tient fermement le biceps de sa main protectrice. AJJ l'ajuste :
- You speak very well Kannada, se hasarde-t-il, se disant qu’il faut tenter quelque chose.
L'autre s’interrompt surpris:
- Yes?
- But you say very bad things in Kannada, don’t you?
La meute explose se moquant du meneur. « C’est le bon moment, se dit AJJ. » Il dégage son épaule, se lève lentement et fait mine de partir. Barrage de corps.
- What do you do?
- Please, dit-il, mais personne ne bouge.
- By this way if you open the way, tente-t-il encore.
Ils finissent par s’écarter. Il fait vingt mètres et est frappé dans la nuque par un jet de gravier. Il se retourne lentement, comme il a vu le faire dans les westerns spaghettis, se baisse vers sa sandale droite et la défait. Ils sont immobiles, soudain silencieux, comme subjugués. Se demandent-ils s’il ne va pas ramasser des pierres et les leur lancer? Mais lui, il ne pense pas à ça. Il veut juste ôter un gravier de sa sandale, la tenir à la main normalement et la remettre posément, genou en terre. Soulagés, ils se remettent à jacasser et à rire, puis s’en vont comme ils sont venus.

En bas dans le village au retour, AJJ a manqué frapper un gamin de 7 ans, 10 ans?, qui lui avait tapé les fesses en passant. Peut-être aurait-t-il mieux valu qu’il s’abstienne mais il s’est retourné en hurlant si fort que le gosse a butté dans un copain en s’enfuyant. Toute sa pitié pour leur misère s’est évanouie. 75% de mortalité dans les zones rurales avant 5 ans, les survivants sont lestes.

Badami, 31 décembre
Dès le lever du soleil, elle s’est mise sur son 31 et a modifié leurs plans de main de maîtresse (ne pas écrire « maître » pour ne pas froisser ses zestes de féminisme latent): exit voiture de Mr Pushpa qui devait venir les prendre le lendemain depuis Hampi, exit trois jours à Belur / Halebib voir d’autres ruines, exit Nouvel An morose dans c’t’hôtel morose et vive les vacances! Ils se tirent à Mungod avec une autre tire. Réveillon avec les amis de Ma et nuit dans un monastère bouddhiste tibétain, comble de l’outrage pour un athée forcené. Si on avait dit à l'AJJ qu’il passerait un jour le Nouvel An dans un Gompa de l’Inde profonde! Comme elle a passé par le patron de l’hôtel pour avoir une voiture avec chauffeur et qu’il fait ainsi une belle affaire, sa moustache est devenue avenante et, à chaque fois qu’ils passent devant son desk, son seul oeil ouvert les regarde pétillant et attendri. Résultat des courses: Ma voyagiste 10 sur 10.

14h
Sur la route de Mungod avec Ismaël, chauffeur.
Arrêt à Ubli, pollué (l'air est brun jusqu’à 5 à 10 mètres de hauteur) mais vraie ville indienne sympa et hectic où on ne les interpelle pas comme des bêtes curieuses comme à Badami pourrie par l’incessant passage de visiteurs des grottes.
Idée pour un prochain voyage en Inde: ne passer que dans des lieux où il n’y a strictement rien à visiter (comme Bangalore). C’est là qu’on se sent vraiment accueilli et bien.


17h
Et voilà, AJJ est seul dans la cellule No 18 du Gompa Drikung Kagyudpa de Mungod, tandis que, dans la cellule d’à côté, de jeunes moines font les cons. Pour faire plus local, il a revêtu son sarong violet javanais, tandis que Ma visite un nouveau monastère que leur copain Tensing Gyatso, Océan de sagesse, viendra bénir après-demain. Tout cela est arrangé à merveille par Tensing Pakdol, la copine de Ma et fille de Tsering Latso, Océan de quelque chose. La cellule est si confortable qu’on comprend pourquoi il y a de si nombreuses robes safran dans Mungod et alentours, dans l’immense zone de villages et monastères tibétains. AJJ pense qu’il va devenir bouddhiste finalement.

Vers 7h du soir, concert de musique traditionnelle. Le cœur d'hommes assis en tailleur, lit la partition sur des feuillets allongés. Des sortes de trompettes / clarinettes lancent leur plainte lancinante, des cors de l’Himalaya pètent grave.
Les villages sont enguirlandés pour la venue du 14ème Dalai Lama.

Il est 21h et il n'y a plus que des rumeurs très lointaines, et dans la cour le chant des grillons. Un ou deux moines causent encore. On est loin de cette exaspérante surexcitation du réveillon de Nouvel An en Occident.

Pratique:
75 km de moyenne (très vite pour l’Inde) ; on calcule d’habitude 30 km/h ; Ismaël conduit vite et bien, parfois un peu ristrette dans les dépassements.

Tensing Pakdol et son cousin leur ont servi un dîner tibétain au monastère. Comme le veut la tradition, ils ne les ont pas accompagnés.


* * *





2008
Le 1er janvier, en quittant Mungod, juste après avoir quitté la famille de Tsering, ils ont bon chaud. Chaque membre de la famille de 17 personnes leur a passé une écharpe blanche de félicité autour du cou avec des souhaits positifs. C'est une coutume d’un pays froid.

De Mungod à Gokarna, 40 km dans la jungle sur un bandeau de bitume défoncé à tel point que les passagers ont l’impression de faire du trot assis à cheval. Par moment, un air de safari quand un gros singe fait la course avec la voiture avant de virer sec devant le capot sans dommage. Petit à petit, il y a de moins en moins de circulation et c’est de plus en plus sauvage. Finalement l’explication. C’est un cul de sac: le pont sur la rivière est effondré. Ils reviennent sur leurs roues.
Sur la grande route qui descend les ghâts occidentaux, il y a beaucoup de camions. Gisants sur les bas-côtés, la plupart y rendent l’âme, les uns à la montée, c’est le moteur qui lâche, les autres à la descente, ce sont les freins.


Gokarna
20h, dîner et lessive faits, ils lampent le Teacher’s que Ma avait apporté pour ses amis tibétains et qu’heureusement ils n’ont pas voulu. Le Gokarna International, le seul hôtel qui ait voulu d’eux, appelle la vacherie: la seule aération de la salle de bain borgne de la chambre 310 donne ... sur la chambre.


Guides et réalité
Lonely Planet: « cette adresse a du chic sans être vraiment originale. Modernes et bien agencées, toutes les chambres ont un balcon et la TV. »
On pourrait ajouter … la télé est à amener avec soi comme le PQ et les cintres. « Enfin, plus que sept jours, rumine-t-il en silence. » Ils n’ont pas voulu l’Inde des maharadjas, eh bien ils ne l’ont pas! Mais c’est plus instructif et ça fait les pieds. Par exemple, les latrines pour 17 personnes chez leurs amis tibétains, c’est un WC turc et la salle de bains, un tuyau qui sort d’un container d’eau dans le jardin. Pour eux, la normalité, pour les voyageurs la précarité.

22h30. C’était trop beau pour être vrai, ne pas être malade dans ce pays. AJJ avait déjà eu une cystite en Suisse 40 ans auparavant et se souvient encore de la nuit qu’il avait passée. Il secoue Ma qui lui administre dans un demi-sommeil du Ciprodac 500. L’avantage ici, c’est l'antibiotique instantané.

Les germes se transmettent bien dans les hôtels. Dans les couloirs, corbeilles en treillis de plastic maculées, renversées, déversant partie de leur contenu sur le marbre luisant, restes de repas pris l'avant-veille dans les chambres, posés à même le sol et qui seront ramassés un jour, serpillères, seaux d’eau brune abandonnés sur le passage.

Le matin, un fidèle chante une mélopée. L’air est encore doux. En milieu de journée, il devient poisseux: ils sont 550 mètres plus bas et 200 km plus au Sud que la veille.

Inde terre de contrastes, le cliché est vrai. De votre lit, du 3ème étage (sans moustiques!), vous voyez par la fenêtre se balancer les cocotiers de l’autre côté de la rue, tandis que le ventilo du plafond brasse tranquillement l’air. Clochettes, croassements, coassements, peu de voitures encore, c’est idyllique. Tout cela, on le reçoit simultanément avec des ombres fortes. Le plus sublime, le plus sordide ensemble, deux faces d’une même pièce. On ne peut avoir l’une sans l’autre. Le prix du sublime, veut-on le payer? Et lorsqu’on a choisit que oui, on ne peut plus s’échapper.

2 janvier, à la Poste. Charme fou, 1er étage au-dessus d’une épicerie, balcon au frais avec banc et pot de glu pour coller les timbres, le havre trouvé par hasard grâce à la sacro sainte panne de courant et de ventilo qui rendait la chambre soudain intenable. Si on lui avait dit ce matin qu’il écrirait 6 cartes postales, timbrées, estampillées, envoyées!

A Gokarna, la plage est sublime sur des kilomètres. Juste un resto et des paillottes de loin en loin. On s’installerait bien dans l’une d’elles pour quelques jours ou semaines. « Quand on a le temps, on voit autre chose, observe Ma. »

AJJ négocie âprement deux objets.
Le vendeur: « 185 roupies. »
AJJ: « 200 roupies, d’un air de celui à qui on ne l’a fait plus. »
« D’accord, fait le vendeur. »
Ma lui explique gentiment.
« Ah Merde, j’croyais que c’était 385 roupies! »
et le vendeur encaisse les 200 roupies, regardant AJJ d’un air goguenard.


- Le GDR, il ne parle pas du tout de Gokarna. Ils veulent se garder un coin pépère, d’après Ma.
- Ah ouais? C'est bien ici.
- En Inde, la première impression est toujours épouvantable. Si on attend un petit peu, ça se dévoile.
- M'mm.

Deux types s'interpellent d'une table à l'autre: 
« Oh, hello friend, happy new year! »
« Thanks, happy new year to you too! »
« Did you get my present? »
« Yes, yes, it's very nice, thank you! »
« But, I didn’t mail it! »


Le plus jeune a rejoint l'autre à sa table:
« Listen, lui dit fermement le plus âgé, I am an old man, things must be clear, no fucking, no shit. »
« Yes, yes, no problem. »
Et ils partent dans une longue et amicale conversation, face à face, genoux contre genoux. A une autre table, deux couples d’hommes trentenaires, russes, ukrainiens?

Etranges coutumes, comme Tensing, Ismael ne mange pas avec eux. Pas moyen de les en faire démordre. Ismael les suit comme un toutou le soir, tout en refusant de s’asseoir avec eux. Il converse volontiers dans la rue, vingt-huit ans, anniversaire la veille, habite Hampi, copine là-bas, sait cinq langues, indi, kannada, marati, telugu, anglais, urdu sa langue maternelle, mais à l’Internet café, il se tient debout derrière eux.


Niveau des prix
Lorsqu'il reçoit la note en quittant l’hôtel de Gokarna, AJJ a des remords des vacheries qu’il a pensées, Rps 608 yc taxes pour 2 nuits, 9 frs par jour pour une double avec balcon! La veille au soir, 30 Rps le repas, excellents dosa et thali, 90 cts.

3 janvier, de Gokarna à Mangalore
Descente de la côte Malabar jusqu’à Mangalore. Pour économiser le diesel, Ismael ne met la clim que lorsque la route, en construction, se transforme en piste poudrée. Les cocotiers sont bruns jusqu’à la cime. Certains tronçons sont très ravinés, trous dans la chaussée comme si elle avait été impactée par de petits obus. Ismael évalue leur profondeur et passe en général vite, technique Salaire de la peur. Parfois, le trou est plus gros que prévu et l’essieu lâche une plainte. Ici ou là, il n’y a plus de route du tout, juste des crevasses et d’énormes roches sur de vagues vestiges d’asphalte. A Murdeshwar, une gigantesque, kitch et moderne statue de Shiva. Dans l’après-midi, essai raté d’étape en bord de mer. Le seul hôtel, un complexe impressionnant sur la mer est « full » bien que l’on n'y voie pas âme qui vive.
« We wait a group tomorrow ».
« Could we have a room for one night till tomorrow? »
« No. »
Il y a bien un autre hôtel, plus loin à la gare des bus mais l’endroit est tout sauf poétique. En route pour Mangalore donc! A l’hôtel Poonja International, accueil de maharadjas avec l’un d’eux à l’entrée dès 6 pm, mais sans eau chaude, on reste en Inde tout de même. La différence entre les hôtels bas de gamme et ceux de luxe en Inde, c’est que dans les premiers, il n’y a qu’un robinet d’eau froide tandis que dans les seconds, il y a DEUX robinets d’eau froide marqués cold pour l'un et hot pour l'autre.

Promenade apéritive dans la pénombre du crépuscule. Il doit y avoir encore de l’oxygène dans l’air puisqu’ils restent en vie. Le seul avantage des femmes musulmanes qu’ils croisent et qui ne laissent apparaître que leurs yeux, c’est le masque anti pollution. Contrairement aux apparences, les fondamentalistes sont en avance sur leur temps. La gorge en feu, après avoir inventé la broncho cystite, ils finissent par trouver un « veg ».


 Vendredi 5 janvier 2008

De blus en blus enrhubés et de boin en boin le boral, ils rebardents bour Badigeri.


Madikeri
1'550 m. d’altitude dans le Lonely Planet et sur la carte routière. En réalité 1'150 m. Jungle vallonnée à perte de vue. Moins brûlant qu’en bord de mer. On revoit le ciel ; peu de poussière. Moins brûlant? En théorie car, à peine descendus de voiture, ils partent manger à 500 m. en fait plus de 2 km sous le soleil au zénith. Ma s’extasie du paysage, tandis que l’AJJ avance bravement comme d’habitude. Au retour, il finit tout de même par maugréer « Savais pas qu’on allait faire un treck. »
Sur la terrasse du resto, Ma sympathise avec un jeune Anglais qui a travaillé en Corée et qui, avec son amie, revient en Angleterre au ralenti. Ils ont passé au Vietnam, Cambodge, Laos, Thaïlande mais sont révulsés par l’Inde.
« Life is cheap here, lâche-t-il. »
« Yes, répond Ma, very cheap. »
« I mean, human life. »
« Yes, too. »
« Is it the first time you coming to India? »
« Oh no, I have been here many times! »
« Are you telling me that you know how is India and that you come back, fait-il éberlué?! »

Samedi 5 janvier
Toux toute la nuit. La chikungunya n’a pas daigné frapper les baroudeurs de l’extrême, les explorateurs de l’Inde profonde. Non, ils ne sont gênés que par un vulgaire rhume et une toux bien de chez eux.
« Let’s go to Mysore et quittons le pays Goorc! Mais pourquoi c’t’appelation Goorc? »
« D’abord c’est Coorg Country et pas Goorc, ben ensuite… Google. »


Namdroling
En route, stop bref à un settlement tibétain. Ils s’y débrouillent sacrément bien. Tout est nickel autour des monastères, l’un en forme de grande roue de Luna Park. On n’est plus en Inde mais à Ouchy ou à Gruyère, échope sur échope de souvenirs, toutes plus kitch les unes que les autres. C’est une sorte de parc d’attraction du week-end pour les Indiens. Beaucoup de mendiants: qui peut ne pas donner à l’entrée d’un lieu saint?! Mais la concurrence y est rude. AJJ sympathise avec un garde de sécurité qui lui demande des pièces de son pays et un vieux mendiant en pleine forme et oeil malicieux qui s’allume un “bidie” de contentement après qu’AJJ lui a filé un billet de 10 Rps. Ils expectorent la même chose et se sentent proches, l’espace de quelques minutes. Trois moines passent à côté du mendiant et ne lui donnent rien: un habitué évidemment. En partant, comme Haddock dans Vol 717 pour Sydney, avec les mêmes sentiments quand il refile discrètement un billet au milliardaire Careidas qu’il prend pour un pauvre hère, AJJ glisse au mendiant charismatique 50 Rps, une semaine de boulot.

Mysore
14h, Hôtel Palace Plaza, la différence entre la chambre « Executive A/C » et la « Royal Plaza A/C », c’est que dans la première, le mur devant la fenêtre est à 1 m., tandis que dans la deuxième, le mur et à 10 m. Dans les deux cas, aucune vue ce qui oblige d’aller visiter le palais des Maharadjas. La chambre la plus simple s’appelle « Deluxe ». Ils demandent la « Divine Suite » ou à défaut la « Imperial A/C DeLuxe Plaza » mais l'hôtel n'en n'a pas.

Petite arnaque sympa de rickshaws.
« To Raja’s Palace how much? »
« Ten Rps only. »
« Ok. »
Lorsqu’ils s’en approchent, le conducteur explique que c’est fermé pour lunch-time et il propose un autre site à quelques kilomètres, le musée Hindira Ghandi. Ils acceptent. Plus tard, en repartant du musée, ils renégocient le trajet pour le Raja’s Palace. Il y a trois rickshaws autour d’eux. Deux acceptent le compteur. Let’s go avec l’un d’eux. Au bout d’un moment, Ma constate qu’il va ailleurs, beaucoup plus loin.
« Raja’s Palace, demande-t-elle? »
« Oh, Raja’s Palace, fait-il tout étonné? »
Sans intervention, ils avaient droit à la visite guidée de la ville… avec le compteur.


Le Raja’s Palace? Comme prévu, gros machin en stuc prétentieux. AJJ reste pépère à l’ombre, tandis que Ma se tape la visite dans la foule du week-end. Elle tient vingt minutes chrono.

Le soir, ils donnent dans la sur adaptation, veg thali à volonté sur feuille de bananier, sans couverts, « Toi manger avec la droite, Sahib! »
La séduction se situe entre les lieux estampillés « à visiter » et dans ceux-ci, c’est plutôt l’envers du décor qui captive.
Ismael dort dans sa voiture parquée devant l’hôtel, eux dans une chambre royale avec tabouret à fleur de lys.

De Mysore à Somanataphur
Le matin tôt, belle campagne, rizières et cocotiers, chars attelés de deux vaches blanches sous d’énormes jougs. Seul signe de modernité, les pneus. Comment les vaches savent-elles qu’elles doivent tenir si bien leur gauche? De loin en loin, des grappes d’hommes emmitouflés, debout en attente d’une embauche pour la journée. Accroupis les gens font leur crotte matinale dans les champs ou en bord de route en lui tournant le dos. Des feux de tout ce qui est combustible s’allument, restes de noix de coco, argol, sacs en plastic, pet. Les paysans coupent le riz avec une faucille. « Tiens, toute cette paille sur la route, doit être un char qui a perdu son chargement. Tiens, encore un amas de paille sur cent mètres et sur toute la largeur de la route, avec des gens qui balaient et qui en rajoutent. » « Ont pas de machines, séparent le grain de la paille ainsi, en espérant que les voitures passent dessus, explique Ma. » La voiture passe en trombe devant des sacred groves, puissance du cerveau humain, ces multiples divinités qui imprègnent l’Inde.

Somanataphur
Temple du XIIIème. Ils auront couvert dans ce voyage presque un millénaire de constructions, preuve qu’ils se seront quand même un peu cultivés. Le meilleur, être une heure trop tôt (le site est encore fermé) à attendre pépère que tout s'éveille alentour. C’est très paisible. « Somanathapur ça vautl’dethur, sort l'AJJ en grande forme. » Le plus beau temple visité de la quinzaine, un bijou loin des hordes de visiteurs.

6 janvier 2008, back in Bangalore
AJJ chantonne « Bangalore again », tout content de rentrer à la maison. Il adore revenir ainsi dans une grande ville étrangère déjà apprivoisée. Il y a ses marques, ses habitudes. Il vient de repérer au fond de son sac tout le matériel de peinture trimbalé sur 1'000 km sans jamais toucher un pinceau. «Ah, cette vidéo!», regrette-t-il, Ma sauve l’honneur avec quelques chouettes aquas on the spot. En arrivant à Bangalore la première fois, il trouvait la ville vétuste, même son centre nerveux de M6 Rd / Brigade Rd. En y revenant après 15 jours dans le Karnataka, il trouve Bangalore rutilante, éblouissante de modernité.

Après le repas au vegetarian restaurant M’Gee, le maître d’hôtel demande à AJJ:
« Do you want the bill, Sir? »
« No thank you but I would like to have the bill please. »
Pour une fois que ce n’est pas Haddock qui prédomine, c’est Tournesol.


Autour de 16h, ils sortent du M’Gee.
« J’aimerais bien enfin aller sur le Net, après plusieurs jours sans.
« Chéri, c’est dommage d’aller sur le Net le jour, dans moins de deux heures il fait nuit, promenons-nous un peu les deux. »
« D’accord. »
« Oh! Un magasin de blouses! T’es d’accord de m’accompagner pour me dire si tu aimes ou non? »
« Ok. »
Ils entrent, couloir profond, lumière artificielle et air conditionné. Une heure et une blouse plus tard, ils ressortent par nuit noire, après qu’elle a oscillé entre un pantalon large ou un étroit, entre un salvar ou un churidar.
« Moi, prendre un churidar pour un salvar!? »



Epilogue
Bangalore, 6 janvier 2008. Superbe voyage, seul le positif surnage dans l’esprit des deux vacanciers, incités à l’optimisme par les bocks de bière fraîche qui les changent du régime strict de flotte tiédasse de la quinzaine précédente, interdit socio-religieux-hypocrito oblige. Ils sont contents d’avoir parcouru autant de kilomètres  sans anicroche, sauf un croisement serré avec un scooter qui a fait voler en éclats leur rétroviseur rapidement réparé avec une colle de contact.





Ces pins si caractéristiques qui tranchent sur l’horizon matinal semblent des gopurams. Sont-ils la source inspiratrice des premiers architectes?


Comment l’AJJ est-il devenu hindouiste? C’est en commençant à parcourir ce livre de K. Satchidananda Murty dans le vol de retour qu’il avait acquis la veille dans une librairie de Bangalore.
- Would you have a very simple book for a stupid person about Hindouism, avait-il demandé au libraire?
- Try this one, it'a a good book, lui remettant Hinduism and its development.

En exergue du 1er chapitre, cette citation du Mahatma Gandhi:

« A man may not believe in God and still call himself a Hindu. Hinduism is a relentless poursuit after truth. »



Texte et gribouillis, Christophe Mercier
Aquarelles, Marianne Chappuis
janvier 2008
(mai 2014)